Messe de la fête de la Transfiguration du Seigneur

 

M. le Cardinal Godfried Danneels, le 6 août 2000

Lectures bibliques : Daniel 7, 9-10. 13-14; 2 Pierre 1, 16-19; Marc 9, 2-10

Frères et sœurs,
On dit volontiers que notre temps est athée ou du moins areligieux. Je n’en crois rien. Certes, notre époque n’est pas chrétienne et elle aime encore moins l’Eglise. Mais elle est religieuse. Elle baigne dans la religiosité, même s’il est vrai que c’est une religiosité « sauvage ». Mais notre époque est religieuse : une foule innombrable de gens sont à la recherche d’un bonheur qui dépasse leur bien-être matériel et le confort. Ils ont soif d’une eau dont ils savent que la source est à chercher au-delà de l’horizon des « nourritures terrestres ». Ils cherchent donc à s’abreuver partout : en Orient, chez les sages de l’Inde et chez nous, auprès d’innombrables maîtres, gourous, guérisseurs voire exorcistes. Oui, le matérialisme plat est loin derrière nous, semble-t-il ; voici tout un peuple en quête d’expériences « spirituelles » inédites, étranges, occultes, sataniques même s’il faut. A travers une forêt vierge, habitée par toutes sortes de dieux et de divinités qui ne sont pas sans nous rappeler les soubresauts d’inquiétude du paganisme ancien, l’homme du 21e siècle se fraie un chemin à la recherche de Dieu. Il veut faire l’expérience de Dieu, le vrai. Mais à travers ce dédale de « chemins et petits chemins », il ne le découvre pas.

Et voici Jésus, qui en cette fête de la Transfiguration, nous montre comment faire l’expérience de Dieu, du vrai Dieu. Regardons donc comment il s’y prend et quelle pédagogie il met en place. Et en quoi celle-ci est différente des pratiques d’aujourd’hui.
Voici déjà une première différence : Jésus prend avec lui Pierre, Jean et Jacques. Ce n’est pas eux qui invitent Jésus sur la montagne : c’est lui qui prend l’initiative. Oui, l’expérience du vrai Dieu ne peut venir que de la part de Dieu lui-même : elle ne monte pas des sagesses de l’humanité, de ses rites séculaires, des secrets d’une gnose alambiquée ou de formules magiques, comme monte le brouillard d’un étang. L’homme n’est pas un Prométhée qui ravit Dieu de son ciel. Il est ravi par Dieu vers le ciel comme Elie ou Elisée ou même s’il faut comme le prophète Habacuc par les cheveux contre son gré. La vraie expérience chrétienne de Dieu est reçue gratuitement de la main de Dieu dans son Fils Jésus. Dieu se donne, il ne permet pas que nous mettions la main sur lui. C’est pourquoi, faire l’expérience du vrai Dieu n’est jamais un exploit de l’homme : elle est accueil humble dans un cœur pauvre, dépouillé et marial.

C’est ce qui explique aussi que Dieu se laisse trouver de préférence sur la montagne et dans la solitude. Jésus en effet amène ses trois disciples à l’écart, entre ciel et terre, après une rude montée et un sérieux effort. Car l’expérience de Dieu ne se trouve pas au bout de techniques, de trucs ou de solutions miracle. Or notre époque, elle, rêve d’expériences de Dieu qui préfèrent faire l’économie d’une conversion personnelle. Dieu ne se donne pas à l’homme dans des illuminations ou des transes ou dans les secrets de la pharmacologie. On ne trouve Dieu qu’en écoutant Jésus dont la première parole en saint Marc est : Convertissez-vous. Et il ajoute et croyez la bonne nouvelle. Nous, nous aimerions plutôt intervertir l’ordre : croire d’abord à la bonne nouvelle pour oublier aussitôt qu’il faut aussi se convertir. L’expérience du vrai Dieu ne s’obtient qu’au prix d’un effort de conversion. Il faut monter et à pied.

Arrivés au sommet, les apôtres trouvent Moïse et Elie – la Loi et les Prophètes – qui s’entretiennent avec Jésus. Qui veut faire l’expérience du vrai Dieu ne peut se passer de la Bible. Il n’y a pas d’accès direct à Dieu. Nul ne peut le voir et nul ne peut l’entendre en direct. Il y a des médiations à respecter. Ce sont la Loi et les prophètes, et pour nous en plus les évangiles. Beaucoup de nos contemporains rêvent d’une ligne directe avec Dieu. « Dieu m’a parlé à moi tout seul… ou je l’ai senti… » Ce n’est pas rare de nos jours. Il y a inflation de visions, d’apparitions, de locutions intérieures. Certes Dieu nous parle, mais par l’Ecriture lue en Eglise. La vraie expérience chrétienne est toujours médiatisée par la parole de Dieu confiée à l’Eglise.

Pierre a une idée : Rabbi, il est heureux que nous soyons ici : dressons ici trois tentes : une pour Toi, une pour Moïse et une pour Elie. Il avait vu Jésus, un moment, – transfiguré – ses vêtements resplendissants d’une blancheur telle que personne sur terre ne peut obtenir une blancheur pareille. Et il tombe dans le piège : il veut figer, fixer la vision, pour la conserver. « Quelle joie, n’est-ce pas Pierre, de pouvoir conserver ce Jésus transfiguré avec Moïse et Elie et garder ce trio exceptionnel pour soi ? Mais Jésus ne réagit pas. Il connaît la tentation de tous ceux et celles qui étant passés par des moments de joie intense dans le contact avec Dieu, veulent fixer cette expérience, la prolonger, la répéter, reprendre sans fin le film de ce qui s’est passé au ralenti, image par image. Et en jouir. Mais Dieu ne supporte guère la vie en captivité : Il est libre et souverain. Il a horreur d’être mis en cage. Une authentique expérience de Dieu ne s’attache pas à la lueur d’une éventuelle aurore boréale. Elle s’accroche par la foi à la parole nue de Dieu dans l’Ecriture.

Mais continuons notre lecture de l’évangile de la Transfiguration. Car ce n’est que maintenant que nous découvrirons la différence fondamentale entre l’expérience chrétienne de Dieu et tant d’autres expériences du divin qui font rage à notre époque. Une nuée les couvrit de son ombre et une voix se fit entendre : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le. Dans cette seule phrase ils sont là tous les trois : le Père, le Fils et l’Esprit-Saint. La vraie expérience chrétienne de Dieu est trinitaire. Ce n’est pas une vague appréhension de quelque chose de divin, ce n’est même pas seulement l’expérience d’un Dieu unique et personnel, c’est la rencontre avec les trois : le Père qui parle, le Fils qu’Il montre du doigt comme son Bien-aimé et l’Esprit qui couvre tout de son ombre, comme Il avait déjà fait avec Marie à l’Annonciation et comme il fera encore le jour de la Pentecôte. Il n’y a pas d’expérience du vrai Dieu et chrétienne, qui ne soit trinitaire. Une même scène s’était déjà produite lors du baptême de Jésus par Jean Baptiste dans le Jourdain. Là aussi la voix du ciel prononçait la même phrase. Mais ici sur la montagne, le Père ajoute deux mots : Ecoutez-le. Comme s’Il voulait insister une fois de plus sur le fait que dans l’expérience chrétienne de Dieu, la priorité revient à l’oreille. Il faut écouter, plus que voir, même écouter sans voir. Bienheureux ceux qui ont cru et qui n’ont pas vu, dira Jésus à Thomas et à nous tous, comme ultime consigne avant de nous quitter. Dans l’expérience chrétienne, c’est à l’écoute de la parole et à la foi que revient l’absolue primauté. C’est rude comme message pour une époque qui est hantée par le visuel, comme la nôtre.

Oui, me direz-vous, mais les apôtres ont tout de même pu voir. Oui. Et Pierre s’en souviendra d’ailleurs très bien lorsqu’il écrira dans sa lettre que nous venons d’entendre il y a quelques instants: nous n’avons pas cru dans des récits mythologiques, mais nous l’avons contemplé Lui-même dans sa gloire… Souffrons-nous alors d’une discrimination, nous qui ne voyons pas? Non. Nous sommes au contraire des privilégiés. Pierre et Jean ont vu parce que quelques mois plus tard ils devaient passer à travers la plus grande des obscurités : celle de la passion et de la croix. Par cette vision du Thabor, Jésus a voulu les fortifier pour cette heure déjà dans la lumière pascale que les apôtres ne connaissaient guère à ce moment. C’est donc nous les privilégiés.

Mais Jésus leur dit de ne rien dire à personne. Il se peut que dans nos vies, nous fassions l’une ou l’autre fois une expérience plus sensible de Dieu, un moment de grâce, un éclair. Souvenons-nous alors que cela pourrait être aussi en vue d’une heure de ténèbres qui viendra tôt ou tard. D’ailleurs l’Eglise, dans son calendrier liturgique a fixé la fête de la transfiguration le 6 août, c’est-à-dire exactement quarante jours avant le 14 septembre, fête de l’Exaltation de la sainte Croix. Ici aussi la vision de la gloire nous prépare à celle de l’épreuve de la croix, à un carême de distance. Si nous vivons un jour notre petit Thabor, gardons cela dans notre cœur comme Marie. Faisons comme les apôtres : n’en parlons pas. C’est Jésus même qui nous le demande. Car la véritable expérience chrétienne de Dieu ne se divulgue pas à longueur d’interviews, d’articles ou de livres. Tous les mystiques le savent : Il n’est pas bon de révéler le secret du roi.
Sainte et lumineuse fête de la Transfiguration.

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