Messe du dimanche des malades et 1e du Carême

 

Chanoine José Mittaz, à l’église St-Michel à Martigny-Bourg (VS), le 5 mars 2006
Lectures bibliques : Isaïe 35, 1-7a : Matthieu 4, 1-11,2-6 ; 6 – Année B

Voilà deux ans, j’ai eu la chance de vivre un mois de solitude dans un ermitage de Charles de Foucauld à l’Assekrem au sud de l’Algérie :

l’impressionnant silence du désert m’a permis d’entendre l’agitation qui était en moi ; en effet, sans en avoir pris conscience, j’avais emporté dans mon sac à dos les pierres sur lesquelles je m’achoppais : conflits relationnels, déceptions, échecs. La première tentation au désert est alors de se laisser envahir par soi-même, de mâcher son amertume et de ruminer ses colères non-digérées, au risque de passer à côté de la rencontre. Il me fallait arrêter de manger du caillou, voilà le jeûne que j’avais à vivre, pour que je puisse enfin me nourrir d’une vraie parole. Au désert, en effet, l’intensité du silence murmure la proximité d’une Présence, mais encore fallait-il que moi aussi je sois présent : mon corps était au désert, mais mon esprit était encore à Martigny.

C’est ainsi que je comprends le jeûne de Jésus durant quarante jours au désert : après son baptême, Jésus est poussé par l’Esprit à rejoindre le désert de la solitude pour que la Parole du Père puisse être entendue dans toute l’épaisseur de son humanité : « Tu es mon fils bien-aimé, en toi j’ai mis tout mon amour. »

C’est pourquoi la Présence intime que murmure le silence du désert m’a appelé à réajuster mon regard : l’immensité paisible du paysage qui s’offrait à mes yeux et qui se dessinait sous mes pas m’a invité à une démarche de dépouillement : déposer un à un les cailloux qui obstruaient le chemin vers mon cœur afin que je puisse rejoindre en moi la source d’une vie nouvelle. Une vie nouvelle qui ne se laisse enfermer ni par la lourdeur du passé, ni par l’incertitude du présent, ni par la peur de l’avenir.

Puiser à cette source de vie nouvelle, c’est exigeant, car il faut prendre le risque d’expérimenter sa soif. Et pour nous chrétiens, la source se trouve toujours cachée à l’ombre de la croix, comme l’exprime magnifiquement la tenture de Carême. Le désir profond de notre cœur altéré, voilà la boussole qui nous orientera vers la source de tout bien.

Après quarante jours de jeûne, Jésus a connu la faim, c’est-à-dire le manque. Comme nous il a été tenté de compenser le vide plutôt que de se laisser combler ; comme nous Jésus a été tenté de saisir par lui-même plutôt que de se laisser saisir par une Présence d’amour qui l’appelle à tout recevoir gratuitement, les mains vides.

Tout à l’heure, plusieurs membres de notre communauté vont recevoir le sacrement des malades. Leurs mains vides et ouvertes recevront l’onction d’huile, le baume réconfortant de Dieu avec cette parole de vie : « Désormais la présence du Christ agit au cœur de votre faiblesse. » Ma faiblesse, il me faut l’envisager avec respect sans rechercher à en être délivré comme par miracle, car c’est là que j’ai rendez-vous pour vivre une alliance avec Dieu.

Regardons Jésus : au désert, il a accepté de vivre réellement sa faim sans céder à la tentation du miracle qui consisterait à transformer des pierres en pains. De sa faim et de sa finitude, Jésus en fait une ouverture à son Père : Jésus est en attente d’une Parole qui sort de la bouche Dieu, autrement dit, il a faim d’une Présence vraie et non de citations bibliques balancées par un tentateur qui dérobe son visage par peur d’être démasqué.

Nous le savons la souffrance a tendance à isoler parce que les proches qui cherchent à entourer la personne éprouvée demeurent toujours à l’extérieur de son mal. Dans son livre le métier d’homme, Alexandre Jollien le reconnaît : « Difficile de comprendre la souffrance de l’ami sans minimiser la douleur qui le ronge. »

Le sacrement des malades célèbre cette présence du Christ non pas à côté, mais au cœur de la faiblesse offerte en partage. La Bonne Nouvelle, c’est que je suis digne d’accueillir la présence du Christ jusqu’au plus secret de ma blessure, puisque Dieu désire vivre de l’intérieur mes luttes et mes espérances.

Seul le Christ peut rejoindre de l’intérieur nos frères et sœurs éprouvés, mais nous pouvons être ensemble le visage du réconfort de Dieu. Cette conviction profonde, nous l’exprimons en célébrant le sacrement des malades au sein de notre communauté rassemblée. Ensemble, nous devenons présence vivante du Christ par notre communion à son Corps et à son Sang.

Mais consentir à vivre l’alliance avec Dieu, c’est refuser la toute-puissance qui est repli sur soi et écrasement de l’autre. Regardons la réalité en face : Dieu n’est pas tout-puissant à la manière de Jupiter, de Bill Gates, de nos banques ou des grands de ce monde ! Dieu n’est pas celui qui va nous rendre invulnérables ou plus forts que les autres ! Dieu peut faire alliance avec nous seulement parce qu’Il s’est révélé lui aussi fragile au milieu des hommes.

Jusque sur la croix, Jésus nous révèle qu’il n’est pas juste d’envisager la réussite sociale, professionnelle, politique ou économique comme le signe de la faveur ou de la bénédiction de Dieu. Non, la loi de l’Evangile, ce n’est pas la loi du plus fort qui semble régir notre monde ! La loi du plus fort n’est pas en faveur de l’homme, c’est la loi des animaux, c’est la loi de la jungle où chacun voudrait devenir le roi Lion !

Les soi-disant grands de ce monde nous l’apprennent de façon parfois cruelle : nous n’avons rien à attendre et tout à redouter d’un Dieu qui serait tout-puissant à la manière de nos fantasmes !

Alors, en ce temps de carême, nous avons à vivre un dépouillement libérateur : quittons nos conceptions païennes d’un dieu forcément écrasant puisqu’il est situé à l’extérieur de l’homme, dans une concurrence déloyale avec lui, pour entrer dans la nouveauté radicale de l’Evangile qui nous révèle grâce à l’humanité de Jésus le vrai visage de Dieu et donc aussi le vrai visage de l’homme.

Sur ce chemin, une image tirée de mon expérience au désert m’accompagne, je vous la partage : il s’agit d’une faille qui semble déchirer une paroi rocheuse comme pour exprimer sa tourmente intérieure. Je me trouvais au sommet de cette paroi face à ce dilemme : fallait-il rebrousser chemin, ce qui me semblait être une tentation, ou bien prendre le risque de descendre à l’intérieur de la faille ?

J’ai été bouleversé à l’idée que la blessure du rocher devenait mon unique passage, que sa fragilité devenait mon seul appui. Ce lieu de passage est devenu un authentique chemin vers Pâques, lorsque je découvris dans le prolongement de la faille des oliviers verdoyants. Quelle parole d’espérance ! Les racines noueuses agrippées avec ténacité au rocher exprimaient certes la tourmente du rocher, mais aussi la présence cachée d’une source capable d’irriguer un olivier, symbole du réconfort et de la paix.

C’est dans la vulnérabilité du rocher que j’ai vu s’épanouir les oliviers, et c’est au sein du Dieu vulnérable que nous pouvons chacun prendre appui pour traverser le Vendredi Saint et laisser s’épanouir en nous l’onction de paix du Christ ressuscité.

 

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