Abbé Jean-René Fracheboud, foyer « Dents-du-Midi », Bex, le 25 mars 2012 Lectures bibliques : Jérémie 31, 31-34; Hébreux 5, 7-9; Jean, 12, 20-33 – Année B |
Chers Frères et Sœurs,
Cette nuit, nous avons changé d’heure, nous sommes passés à l’heure d’été. Cette démarche, au cadran de nos horloges et de nos montres, est bien futile et dérisoire à côté d’une autre heure, celle dont nous parle l’évangile de Jean « L’heure est venue pour le Fils de l’homme d’être glorifié ».
C’est l’heure décisive pour Jésus, l’heure de l’extrême, l’extrême du DON, l’extrême de l’Amour qui va jusqu’à la dépossession de soi pour que la VIE puisse triompher de la mort. Tout l’évangile de Jean est coloré par ce thème de l’heure; à Cana, l’heure de Jésus n’était pas encore venue, pourtant Jésus pose déjà un geste fort et significatif, il change l’eau en vin, il permet à la fête d’aller jusqu’au bout. Maintenant, c’est l’heure des ténèbres qui s’annonce. Jésus va être livré, va être conduit à la mort. Une heure lourde et dramatique : l’AMOUR n’est pas aimé.
Mais pour saint Jean, cette heure, c’est l’heure de la GLOIRE, de la glorification du Fils de l’homme. Encore un terme qui sous la plume de saint Jean a une force extraordinaire. La gloire, cela n’a rien à voir avec la gloriole, une forme de gonflement de l’apparence pour faire impression sur les autres. La gloire dans la Bible, c’est ce qui pèse, ce qui a du poids, ce qui ne trompe pas. Ce qui pèse dans la vie de Jésus, c’est son amour, c’est la densité profonde de son être qui rayonne et touche les cœurs. Il parle avec autorité, il pose des gestes qui créent de la vie.
Toute la vie de Jésus, – ses paroles, ses gestes de guérison, la dénonciation des injustices, ses choix de rejoindre les plus petits, les plus pauvres, sa manière d’être – exprime ce qu’il porte en lui, sa densité d’existence, sa densité d’amour. Sur les routes de Palestine, beaucoup ont reconnu la gloire de Jésus et ont cru en Lui. Mais cette gloire va trouver son couronnement et son aboutissement dans la manière de mourir de Jésus. « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » Jésus est livré mais plus fondamentalement, il se livre. Il plie la mort à dire encore l’AMOUR, et c’est en ce sens qu’il ouvre une brèche de lumière dans l’opacité de la nuit. On a souvent tendance à associer la gloire de Dieu à la résurrection. Mais pour saint Jean, la mort de Jésus, tragique et inacceptable, est déjà le moment et la révélation de la gloire. Elle en est comme l’éclat le plus parfait, le plus sublime.
La gloire de Dieu se donne à lire et à voir à travers le tressaillement de tout l’être, de l’homme Jésus, touché aux entrailles, bouleversé par ce qu’il affronte :
« Maintenant, je suis bouleversé. Que puis-je dire ?
Père, délivre-moi de cette heure ? – Mais non !
C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci.
Père, glorifie ton nom !
Alors, du ciel vint une voix qui disait :
« Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. » »
Cette heure-là, on ne la change pas, on ne la change plus. Elle est l’heure décisive de notre espérance, l’heure où l’humain est sauvé de toutes les dérives accablantes de l’histoire pour basculer dans la vie et la tendresse de Dieu.
C’est l’heure de la réalisation de la prophétie de Jérémie dans la 1ère lecture. L’heure où la loi n’est plus écrite sur les tables de pierre mais dans le profond du cœur de l’homme : « Je l’inscrirai dans leur cœur. Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. Ils n’auront plus besoin d’instruire chacun son compagnon, ni chacun son frère en disant : « Apprends à connaître le Seigneur » car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands. »
Par la mort de Jésus dans l’amour, par l’inscription de la loi de Dieu dans le plus profond du cœur, s’inaugurent les temps nouveaux, le temps de la grâce, le temps où le « Je t’aime » de Dieu ouvre des perspectives neuves, nouvelles pour toute l’humanité. L’homme n’est plus condamné à l’errance, au désespoir, il est promis à la vie et à l’amour.
Comme le dit Christian Bobin, nous sommes « les rescapés d’un effondrement ». C’est désormais la vie du Christ qui coule en nous, qui nous anime, qui nous transforme et qui nous oriente vers notre destinée de lumière.
Mais ce DON infini de Dieu, ce cadeau qui jaillit de la croix du Christ n’est pas quelque chose de tout fait, d’emballé. Ce n’est pas quelque chose qu’on possède comme un objet ou un gadget. Ce n’est pas quelque chose qu’on reçoit extérieurement en ouvrant les mains seulement. C’est une dynamique de vie, une manière de vivre, c’est un mouvement qui entraine tout l’être vers un « plus », qui opère un dépassement. Et comme toujours pour dire des choses complexes et souvent difficiles, l’évangile emploie des images toutes simples, à notre portée : « Le grain de blé qui doit mourir en terre pour porter beaucoup de fruit. »
Jésus est entré dans la mort, a vécu sa mort comme le grain tombé en terre. Pour nous, pour être à hauteur du cadeau de Dieu, pour l’accueillir et le vivre, il est indispensable d’entrer dans ce mouvement pascal, une perte en vue d’un gain, une mort en vue d’une résurrection.
Envisager cela reste très difficile pour nous, si attachés à nos racines humaines, si accrochés aux choses visibles, immédiates, si sensuellement empiriques. On n’est pas fait pour perdre, mais pour gagner, pour réussir, pour aller de l’avant, pour construire, pour conquérir…Chaque perte nous semble une agression : un échec, un pépin de santé, un chômage, la mort d’un proche…et l’on se dit : « Si Dieu existait, on ne verrait pas des choses pareilles ! »
Je ne résiste pas à l’envie de redire ici cette petite histoire d’enfant qui illustre merveilleusement cette difficulté. C’est l’histoire de Corine qui est au jardin avec sa maman. Elles sont en train de planter des petits pois. La petite prend un malin plaisir à faire comme sa maman. On fait un petit trou dans la terre, on jette quelques graines et on remet de la terre par-dessus. Et on recommence l’opération. Lorsque le travail est fini, la maman dit à sa petite Corine « Je vais préparer du dîner pour la famille… » et la petite répond « Moi, je reste encore un moment pour jouer dans le jardin. »Quelques instants plus tard, la maman entend sa petite arriver dans la cuisine comme un volcan, les mains pleines de graines : « Maman, regarde ! les graines que tu avais perdues, je les ai retrouvées… ! »Corine ne peut pas comprendre qu’on fasse exprès de perdre quelque chose dans la terre ! ça la dépasse…
Pour ce qui est du jardin, des petits pois ou des grains de blé, nous adultes, nous sommes au point sur ce processus incontournable de la fécondité. Mais pour le reste, pour les grandes et difficiles questions de la vie, de la souffrance, de la mort, des épreuves diverses, nous avons la même réaction spontanée que Corine…
Il nous faut sûrement beaucoup de temps, de grâce, de don de Dieu, pour nous familiariser avec la dimension pascale de nos vies, pour dépasser nos impressions premières et découvrir la fécondité de la vie. Nous souhaitons un bonheur mais sans l’engagement du don. Nous souhaitons la Résurrection – une vie plénière et intensément comblante –mais sans la mort et les morsures du mal. Nous souhaitons la récolte de fruits abondants mais sans la décomposition de la graine dans la froideur de la terre. Seul le Christ qui est passé par là le premier, et de quelle manière, peut nous entraîner dans cette pâque à vivre tous les jours. C’est la vie de nos baptêmes où nous sommes plongés dans la mort avec le Christ pour avoir déjà part à sa Résurrection.
C’est lui seul qui peut nous faire découvrir, lentement, petit à petit, discrètement, que nos souffrances, nos expériences douloureuses de « perte », de « mort » peuvent devenir en Lui des lieux de naissance à une vie nouvelle. Lui seul peut faire de nos calvaires, de nos chemins de croix, des chemins de gloire.
« Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. »
Frères et Sœurs, aujourd’hui, nous sommes à l’heure du grain de blé… Chacun, chacune de nous porte en lui, sourdement, dès sa naissance, les sombres racines de sa mort
et chacun, chacune peut/doit choisir, jour après jour, d’en resurgir plus vivant, car la vie, la présente autant que la future, ne cesse de passer par l’épreuve du « mourir ».
« Si le grain de blé » n’est pas enseveli, noyé, perdu et déconstruit dans l’hiver de la terre, il reste seul. Mort pour de bon. S’il s’abandonne et se laisse emporter par le flux de la vie, par la vie du Christ, alors, il porte beaucoup de fruits. L’issue n’est jamais ailleurs que là où a lieu l’épreuve. L’issue est une brèche dans l’épaisseur de la tourmente. Dans le Christ, le lieu précis de la blessure devient celui de la présence. Il y a résurrection, chaque fois qu’une perte, un dénuement nous enfante à une plus grande liberté, chaque fois qu’un vide nous ouvre un peu plus d’accueil, chaque fois qu’un départ prépare une rencontre plus vraie.
Se mettre à l’heure d’été ne suffit plus ! Il faut se mettre à l’heure de Pâques, « du grain de blé tombé en terre qui portera beaucoup de fruit ».
AMEN