Messe du 2ème dimanche du Carême

 

 

Abbé Marc DONZE, à l’église St-Pierre à Fribourg, le 19 mars 2000

Lectures bibliques : Gn 22, 1-18; Rm 8, 31-34; Marc 9, 2-10

De mon éminent compatriote Charles-Edouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier, j’ai retenu que la lumière est le matériau principal de l’architecture. Et un jour, je me suis mis à regarder les églises et les monuments non plus à partir des briques, des pierres ou des peintures, mais à partir des jeux de lumière. C’est fascinant, car c’est toujours différent. Tour à tour, la lumière caresse, inonde, agresse, repose, apaise. Elle est vive, éclatante, rougeâtre, blafarde, grise. Dans ce sens, j’aime les lumières discrètes et mystérieuses de l’art roman. J’admire les grandes verrières élevées par l’art gothique et le subtil coloriage offert par les vitraux. La basilique de Vézelay, quelle merveille qui commence dans la pénombre romane du grand vestibule d’entrée et qui s’achève dans l’éclat matinal du chœur déjà gothique. En revanche, je goûte moins l’art baroque, parce qu’il privilégie le décor à la lumière. Quant aux églises des années trente, le traitement de la lumière y est si fruste qu’il décourage le commentaire. Quelle différence, quelques années plus tard, à la chapelle de Ronchamp, chef-d’œuvre du Corbusier, où des puits de lumière recueillent l’âme et l’aspirent vers Dieu. Et, plus proches de nous, les vitraux modernes du vénérable monastère de la Fille-Dieu à Romont offrent une qualité de lumière, où la méditation peut se varier à l’infini.
Le matériau principal en photographie, c’est aussi la lumière. Les photographes recherchent les visages et les corps qui ont cette propriété incertaine d’accrocher la lumière. La beauté ne suffit pas; il faut la luminosité pour devenir, par exemple, un mannequin à succès. Mais ce jeu de la lumière sur les visages peut être factice, mensonger ou vide et dégénérer en commerce de l’éclatant. Alain Souchon, dans sa chanson « Foule sentimentale », s’est moqué de cela en écrivant : « on nous Claudia Schiffer… » et l’on pourrait ajouter : « on nous Naomi Campbell », « on nous Adriana Karembeu ». Un supplément d’intériorité ne nuirait certainement pas à la beauté de ces dames.
Car la vraie lumière d’une personne n’est pas dans la qualité de la peau qui reflète le soleil ou les spots. Elle n’est pas extérieure. La vraie lumière va du dedans au dehors; elle monte du cœur vers le visage. Et cette lumière-là ne peut jamais se perdre, même si les feux de la rampe un jour s’éteignent. Elle ne s’en va pas, puisqu’elle fait partie du mystère même de la personne.
Même en photographie, il est possible de percevoir cela. L’abbé Pierre a le visage tout tordu et la barbe mal taillée, mais quel éclat ! Et je me souviens d’une photo de Charles de Foucauld (mort en 1916) au désert. Ses yeux, brûlés au soleil du Sahara et plus encore au soleil de Dieu, ont un tel rayonnement, que, même couchés sur le papier, ils me transpercent encore.
Sur la montagne de la Transfiguration, c’est pareil, la lumière de Jésus éclate du dedans vers le dehors. Ce serait tellement ridicule d’imaginer une espèce de spot céleste, plus puissant que le soleil, qui viendrait éclairer pour une fois, pour cette fois, le Fils de l’homme. Non ! A ce moment privilégié, sur la montagne, Jésus laisse transparaître sur son visage, son corps, ses vêtements, ce qui fait son être intime, le mystère de sa personne, sa relation éclatante d’amour avec son Père… du dedans vers le dehors. Dans la vie de tous les jours, le mystère de Jésus transparaît déjà; sa lumière a déjà fasciné les apôtres. Mais il est comme voilé, car Dieu se révèle avec discrétion, pour respecter notre liberté. Au jour de la Transfiguration, le mystère divin de Jésus transparaît dans toute son incomparable lumière. Mais il y a à cela une raison bien précise que nous allons découvrir en nous mettant à la place des apôtres.
Je vais parler comme si moi ou vous, nous étions l’un d’eux : Pierre, Jacques ou Jean. Car leur situation peut bien être la nôtre, en changeant ce qu’il faut changer.

  • Je suis fatigué. J’ai travaillé fort pour ceux que j’aime. J’ai travaillé pour l’évangile, pour la justice, pour la paix. J’ai travaillé avec Jésus. Il y a eu quelques succès. Mais il y a eu aussi des incompréhensions, des rejets. J’ai senti que la lumière de l’amour n’est pas toujours bienvenue parmi les hommes. En plus, je viens de vivre un grand stress : j’ai compris que le témoin de la lumière allait finir sur une croix. Mon ami Jésus sur une croix. Et les amis de Jésus incompris, mis de côté, persécutés même.
  • J’ai besoin de repos. J’ai besoin de déposer ma fatigue et ma charge. J’ai besoin d’une trêve : souffler, respirer, voir autre chose. Alors, Jésus m’invite à venir à l’écart avec lui, sur la montagne; ou ailleurs dans le silence et le repos. J’y vais, je suis fatigué, mon cœur est un peu lourd. Je passe du temps. J’essaie de me détendre. J’attends un réconfort. Je ne sais pas comment il va venir.
  • Alors, de mes yeux fatigués, humides de larmes, j’aperçois – est-ce à l’extérieur, est-ce au fond de mon cœur, je ne sais, Dieu le sait – j’aperçois une lumière, si douce et si éclatante, une lumière de caresse, une lumière de victoire. Lumière de Dieu, lumière de Jésus qui vient nicher au fond de mon cœur. Et j’ai envie de rester là tellement c’est bon. Et même, je dis merci pour ma fatigue. Elle m’a obligé à aller profond, très profond, jusqu’au fond de moi. Elle m’a dit que je ne pouvais pas compter que sur moi seul. J’ai abandonné ma force et ma prétention. Alors la lumière est venue, plus forte que ma faiblesse. Je sais qu’elle ne m’abandonnera pas. Elle est au-dedans de moi, tout au fond. Je ne peux pas la perdre.
  • Quand la trêve est finie – hélas, elle ne dure pas sur cette terre – je repars. Mais je repars différent. Pas tout seul. La lumière vient avec moi. Je sais même qu’elle rayonne sur mon visage, on me le dit parfois. Je n’en tire pas orgueil ; si mon visage est transfiguré, cela vient de plus profond que moi.
  • Je repars et je n’ai plus peur. Enfin, j’ai moins peur. Il peut tout arriver, je sais que je ne suis pas tout seul. La beauté de Dieu est en moi. Elle jette une lumière d’espérance sur les choses les plus difficiles de la vie. Je sais que Jésus est mort; mais je sais surtout qu’il est ressuscité. Je sais que je vais vivre des morts, petites et grandes; mais la lumière en moi est aussi forte et fragile que l’amour. Alors, comme les apôtres, avec grandeur… et peut-être quelques lâchetés, j’irai jusqu’au bout, je l’espère. Et je dis avec saint Paul, presque en tremblant : qui pourra me séparer de l’amour du Christ ? Rien.
  • Pour vivre cela, je dois apprendre à regarder non pas toute la vie à la fois, mais un jour après l’autre. Dieu me donne assez de lumière pour chaque jour. Du dedans vers le dehors.

Cela me rappelle cette histoire, racontée par un vieux père jésuite, presque aveugle. Enfant, au début du siècle, il vivait dans une ferme sans électricité. Sa mère cousait auprès du feu. Parfois, elle avait besoin de fil ou d’aiguille, qui se trouvaient dans la pièce à côté. Elle envoyait son jeune fils, avec une lanterne, pour chercher le nécessaire. Mais au bout de deux pas, l’enfant s’arrêtait, pris de peur devant l’espace obscur qui l’attendait dans l’autre pièce. Alors, sa maman lui dit : « Avance, nigaud, la lumière, elle vient avec toi. »
La lumière, elle est avec toi. Le matériau principal de ta vie, c’est la Lumière de Dieu. Et Dieu te donne son visage de lumière pour transfigurer le monde.
Amen.

 

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