Messe du 1er dimanche de l’Avent

 

 

Abbé Marc Donzé, monastère de la Visitation, Fribourg, le 28 novembre 2010
Lectures bibliques :  Isaïe 2, 1-5; Romains 13, 11-14; Matthieu 24, 37-44 – Année A

« On mangeait, on buvait, on se mariait… »

Quoi de plus normal ! Et pourtant, quelque chose ne va pas, puisqu’il va y avoir le déluge.
Pourquoi manger, boire, se marier peut-il conduire à la noyade ?

Cherchez l’erreur, chers frères et sœurs, cherchez l’erreur ! Elle n’est pas si facile à trouver, me semble-t-il. En toute simplicité, je vous livre mon interprétation.

Je pars d’un petit indice que nous livre l’Evangile. Les gens mangeaient, buvaient, se mariaient… et ils ne se sont doutés de rien. Autrement dit, ils ne regardaient pas plus loin que le bout de leur assiette, de leur verre ou de leur soulier. Même pas à droite ou à gauche pour se rendre compte si par hasard, il y avait un voisin affamé ou assoiffé.
Cela me fait penser au refrain d’une chanson, d’un atroce mauvais goût : « J’ai bien mangé, j’ai bien bu, j’ai la peau du ventre bien tendue, merci petit Jésus ». Cette centration sur soi, ce nombrilisme, c’est comme une injure à l’Evangile.

Manger, boire, c’est important ; et c’est d’abord pour sustenter sa vie. Cela va chercher loin, jusque dans l’instinct de conservation de la vie.
Se marier, en ce temps-là, c’était pour avoir des enfants. C’était pour assurer la survie de sa famille, de son peuple, voire de toute l’espèce humaine. Cela va chercher loin, très loin, jusque dans l’instinct de conservation de l’espèce.
Tout cela fait partie des pulsions vitales les plus profondes de l’homme, et ce n’est pas à négliger. Mais qu’est-ce qui manque alors ? Ce qui manque, c’est de lever les yeux ; ce qui manque, c’est de porter le regard non pas sur la peau du ventre, mais vers le bleu du ciel et vers le visage du voisin.

  L’Evangile nous invite à lever les yeux, à garder les yeux ouverts, à vivre l’amour aux yeux ouverts. Veiller, se réveiller, se tenir prêt, ces expressions favorites du temps de l’Avent qui commence, pour moi, elles signifient cela : lever les yeux pour voir – c’est si facile hélas de ne pas voir – ; lever les yeux pour voir avec justice et amour, pour voir de façon engagée – c’est si facile hélas de voir et de ne rien faire.

Mais bien des hommes d’hier et d’aujourd’hui de demandent : pourquoi est-ce que je lèverais les yeux ? Pourquoi est-ce que je partagerais mon pain ? Pourquoi est-ce que je m’échinerais à regarder à côté de moi, vers mon prochain, pour faire un monde plus fraternel ? Pourquoi est-ce que j’accueillerais l’étranger, même s’il n’est pas tout à fait comme je le voudrais ? Qu’est-ce qui peut bien m’arriver, si je ne le fais pas ? Après moi, le déluge, comme disaient le roi Louis XV, Madame de Pompadour et bien d’autres ; je vis… et le reste, je m’en fiche !

Alors, pourquoi donc est-ce que je décollerais de mon ventre et que je lèverais les yeux ? Je pourrais donner des raisons très spirituelles : c’est le commandement de Dieu ; c’est la charité, dont Dieu est l’origine ; c’est l’avertissement de Dieu, pour que la vie ne se finisse pas en noyade.
Mais ces raisons-là ne convainquent que les convaincus. Je préfère aller à la profondeur de l’homme. Si je cherche bien tout au fond ce qui est inscrit dans mon être, je trouve le respect, la justice, l’amour. Je veux être respecté… et donc je veux respecter l’autre, si je suis cohérent ; je suis sensible à la justice que l’on exerce envers moi… et donc je suis juste avec l’autre, si je suis logique ; je trouve que le plus magnifique de la vie, c’est l’amour partagé… et donc je porte mon cœur vers un autre, quelques autres, tous les autres, pour que circule l’amour.

Si je regarde au fond de moi, je sais alors que je dois lever les yeux, car c’est le premier mouvement pour vivre le respect, l’amour, la justice. Et ce n’est pas juste un devoir, c’est une perspective magnifique : ma vie se déploie, elle prend des dimensions qui s’étendent à mon prochain, puis de proche en proche à beaucoup d’hommes et de femmes, et même au cosmos tout entier, puisque tout est relié, si l’on aime. Je suis un homme debout, les bras ouverts ; ce n’est pas la noyade qui m’attend, c’est la grandeur partagée.
Si je regarde au fond de moi, je peux entendre ce mot : réveille-toi, lève-toi. Comme croyant, je sais que ce mot vient de Celui qui est la source de ma vie. Je sais que je ne suis pas tout seul pour me réveiller. Je sais que si je me lance dans le combat du respect, de la justice, de l’amour, je ne suis pas tout seul. Je sais que je ne dois pas me limiter à boire, manger, voire me reproduire. J’en ai comme la trace de lumière au fond de moi et ce m’est une joie.

Dès lors, l’Evangile ne sonne plus comme une catastrophe annoncée, le déluge, mais comme une invitation aux yeux ouverts. Et comme Dieu veut que son ami ait de vastes perspectives, il lui fait une promesse grandiose que nous relate le prophète Isaïe : « De leurs épées, ils forgeront des socs de charrue, et de leurs lances, des faucilles ». Avec Dieu, la vie n’est pas plate : elle s’ancre bien fort dans le présent, mais elle grandit jusque vers le ciel.

Je reviens à l’Evangile. « Deux hommes seront aux champs ; l’un est pris l’autre laissé ; deux femmes seront au moulin : l’une est prise, l’autre laissée ». Celui, celle qui sont pris – c’est-à-dire sauvés – ce sont ceux qui auront ouvert les yeux en vérité, ouvert les bras avec amour. Et j’espère que personne ne sera laissé, c’est-à-dire perdu ; j’espère de tout mon cœur que chacun aura su entendre une bribe de sa voix intérieure qui lui dit : va plus loin, mon ami, va plus loin que ton ventre et que tes pieds. Pour ta joie et ton accomplissement.
Amen

 

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