Messe du 1er dimanche de Carême


L’homme à sa vraie place !

 

Abbé Léon Chatagny, à l’église Notre-Dame, Payerne, le 4 mars 2001.

Lectures bibliques : Romains 10, 8.13; Luc 4, 1-13

Trop préoccupés de l’avoir, des biens matériels, nous risquons de mettre l’homme au second rang.

Au début de ce Carême, puis-je vous confier une expérience vécue il y déjà plusieurs années ? A six personnes, nous étions partis pour une haute route dans les alpes bernoises, malgré une météo mitigée. Le brouillard et la neige nous surprennent. Dans un premier temps, la boussole et l’altimètre du guide nous rassurent. Nous atteignons le glacier, mais la neige et le brouillard redoublent d’intensité. Plus de point de repères ! Nous tournons en rond, des crevasses s’ouvrent devant nous. Le guide nous impose de nous arrêter et peut-être, pour occuper notre esprit, nous ordonne de préparer un igloo pour un bivouac de fortune. Mais quelle chance, quelques heures plus tard, le ciel s’ouvre, les derniers rayons de soleil avant la nuit éclairent la cabane toute proche !

Jésus n’est pas allé au désert, selon l’Evangile de ce matin, pour tourner en rond avec mille dangers, comme nous sur ce glacier. Il est allé au désert pour rencontrer son Père, pour vérifier encore une fois sa boussole si je puis dire, pour bien orienter sa mission parmi le hommes. C’est Satan, le Tentateur, celui qui désoriente, qui a cherché à faire dévier Jésus :

– la tentation de l’avoir, à travers ces pierres qui pourraient devenir des pains;
– la tentation du pouvoir sur les choses et sur les hommes, à travers tous ces royaumes qui défilent sous ses yeux;
– la tentation du prestige et de l’irresponsabilité, à travers l’invitation à se jeter du sommet du temple.

Une triple tentation toujours actuelle dans notre monde, une triple tentation où l’argent tient un rôle privilégié, car il donne accès à l’avoir sans mesure, au pouvoir sur les plus faibles, au prestige irresponsable.

Conscientes de l’ampleur de ce phénomène, les œuvres d’entraides Action de Carême et Pain pour le prochain ont choisi pour ce carême 2001, le slogan: « Civiliser l’argent ».

Dans cette église de Payerne, il y a une grande boussole placée au pied de l’autel. Chaque dimanche, l’aiguille pointera sur la réflexion du jour. Aujourd’hui, elle indique : « Pour civiliser l’argent, que l’homme retrouve sa vraie place ! »

« Civiliser l’argent », qu’est-ce que cela veut dire ? Ce sont les personnes, les sociétés que l’on civilise. L’argent aurait-il un cœur, une âme ? Que je sache, l’argent est quelque chose de neutre, ni bon ni mauvais en soi. Civiliser l’argent, n’est-ce pas une invitation à vérifier notre rapport à l’argent ? Est-il notre maître ou notre serviteur ?

De l’argent, nous en avons tous besoin. Sans argent, comment se nourrir, se loger, élever une famille? Nous pouvons aspirer à en gagner plus : il donne la sensation de plus de liberté. Nous pouvons aspirer à le partager avec ceux qui en ont moins : il fait vivre d’autres personnes. L’argent facilite les échanges, il sert de réserve pour l’avenir : qui n’a pas son carnet d’épargne ou son compte en banque ! Oui, l’argent peut être un bon serviteur de la vie, mais il peut aussi devenir un tyran qui sème la mort sur son passage, quand la possession de l’argent devient la préoccupation dominante, quand nous lui donnons la première place dans notre esprit et notre cœur.

Depuis quelques décennies, l’économie domine le monde comme jamais auparavant, provoquant de graves distorsions : le luxe l’emporte sur la satisfaction des besoins essentiels, la publicité impose des gadgets, l’être humain est réduit au rôle de consommateur aveugle. Dans ce contexte, le système économique flotte comme dans un épais brouillard, menaçant les plus faibles de tomber dans les pires crevasses.

J’entendais récemment un spécialiste en économie. L’économie de marché, disait-il, a pour objectif de favoriser l’efficacité et la croissance, de produire le plus possible de biens, avec le minimum de travailleurs pour réduire les coûts, la machine faisant le reste. En un mot, elle a pour objectif le profit. Le corollaire est tout aussi évident : l’économie de marché crée des inégalités et de l’exclusion. Il ajoutait : cette philosophie du profit est acceptable dans la mesure où assez de biens sont redistribués aux plus faibles. Hélas, cette condition reste illusoire ! Apporter des exemples, c’est facile:

– Les restructuration et fusions d’entreprises : Elles sont essentiellement destinées à enrichir les actionnaires au détriment de travailleurs licenciés. Le nombre des millionnaires et des milliardaires grandissant, le prouve.

– Les salaires de misère : Seulement 40 centimes reviennent aux travailleurs pour la fabrication d’une paire de chaussure de sport d’une valeur de 100 fr. Je dis bien 40 centimes pour le travail de l’ouvrier, sur 100 fr.

L’incitation à « civiliser l’argent », le slogan de ce Carême, ne manque pas de réalisme ! Jésus, pris dans la tempête des tentations au désert, nous montre le chemin. Il s’appuie sur la parole de Dieu pour rejeter le tentateur : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre. » On pourrait traduire : ce n’est pas seulement d’argent et de biens matériels que l’homme doit vivre, et ajouter « mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu ». Une Parole, comme l’a dit saint Paul, qui « est près de toi, dans ta bouche et dans ton cœur ».

Dieu nous appelle à civiliser l’argent, à l’apprivoiser comme on apprivoise un animal sauvage, à lui redonner sa juste place : il n’est qu’un moyen pour vivre, pour faire vivre. Dieu nous appelle à humaniser l’argent. L’argent ne doit plus avilir l’homme, le détruire. L’être humain doit retrouver la première place.

Dieu nous appelle à être responsable face à l’argent. Les biens mis à disposition sur la planète sont destinés à toute l’humanité. Nous sommes donc, pour ainsi dire, mandatés par Dieu pour les faire fructifier au bénéfice de toute l’humanité, pour que personne sur la terre ne manque du nécessaire. Le matériel de Carême, le calendrier en particulier, nous donne plein d’idées pour cela : le commerce équitable, les placements éthiques, le soutien au développement durable.

Le Christ est venu vivre, souffrir et mourir au milieu des hommes afin que l’homme redevienne « homme » et qu’il donne à chacun le droit de vivre dans des conditions dignes. Quelle merveilleuse mission à laquelle nous sommes associés !

C’est difficile de progresser sur un glacier crevassé, en plein brouillard. Avec un rayon de soleil, c’est tellement plus facile ! Par son refus de l’avoir, du pouvoir égoïste, du prestige irresponsable, Jésus offre à humanité cette éclaircie salutaire, qui permet d’échapper au brouillard paralysant de la fascination de l’argent et au bonheur trompeur dans lequel on peut s’enfoncer comme dans des crevasses.

Touchés par cette lumière venant du Christ, mettons à profit ce Carême pour faireœuvre de civilisation en nous, en notre cœur et autour de nous, par esprit de partage et de solidarité.

 

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