Messe du 4ème dimanche du Carême

 

 

Abbé Marc DONZE, à l’église St-Pierre à Fribourg, le 2 avril 2000
Lectures bibliques : 2 Ch 36, 14-23; Ep 2, 4-10; Jn 3, 14-21

Je sais un homme généreux, une femme généreuse, tout près de moi, prêt à beaucoup pour suivre le Christ, prêt à tout s’il le faut. Appelons-le Dominique, qui sonne masculin et féminin. A Dominique, des gens d’Eglise ont parlé de la croix. Il faut porter sa croix. Sous ce mot, on lui a dit qu’il fallait porter ses malheurs, ses épreuves, en silence, par amour pour Jésus qui a tant souffert. Et l’on a même ajouté qu’il fallait haïr sa propre vie. Et encore pour faire bon poids qu’il fallait renier son père, sa mère, ses frères et sœurs, ses terres. [Tout ceci se trouve dans les textes, mais doit être interprété différemment.] Dominique s’est mis à tout accepter pour s’exercer à l’amour. Il a accueilli l’épreuve, le malheur même avec résignation et fierté. Il est même devenu fasciné par le malheur au point d’en être attiré. Il a failli tomber dans le masochisme spirituel qu’on lui a enseigné. Il a failli étouffer dans un jansénisme ennemi de la vie.
Mais un jour, il s’est dit que ce christianisme douloureux, ce christianisme de victimes sonnait faux. Il s’est demandé : n’y a-t-il pas dans la croix une bonne nouvelle au lieu de ce cortège lamentable ?
Alors, ne sachant pas trop comment chercher, Dominique a ouvert l’évangile au hasard, comme on le faisait au Moyen Age. Et il est tombé sur ce passage du chapitre trois de saint Jean : de même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin que tout homme qui croit ait la vie éternelle. Et ce fut une illumination…
Ces mots parlaient de la croix, sans aucun doute : le Fils de l’homme élevé comme l’avait été le serpent de bronze au désert. Mais il n’y avait pas le mot croix… Alors Dominique s’est rappelé ce qu’il avait appris autrefois : les premiers chrétiens, dans les catacombes, ne représentaient jamais la croix. Elle était un supplice si horrible. Ils n’en parlaient qu’à demi mot et portaient leur attention sur les expériences de délivrance et de résurrection, comme par exemple le prophète Daniel délivré de la fosse aux lions. Dominique en voulut aux hommes d’Eglise de ne pas être discrets quand ils parlent de la croix ?
Puis il se mit à réfléchir sur le mot « élevé ». Il vit le Christ élevé de quelques mètres, sur le bois de la croix, au Golgotha. Petite élévation provisoire. Puis il vit le Christ, élevé bien plus encore, dans la lumière de Dieu jusqu’à la droite du Père. Et cette grande élévation, éternelle, est bien plus forte et éclatante que la première. Le Golgotha n’aurait aucun sens, s’il n’y avait l’entrée dans la pleine lumière. Dominique comprit alors quelque chose qui lui parut essentiel : la croix est la porte de la lumière. Et tous les discours qu’on lui avait fait sur la résignation au malheur lui parurent déplacés. Alors Dominique se tourna vers le serpent de bronze. De ses souvenirs de cours biblique, il se rappela que les Hébreux, sortis d’Egypte, errant dans le désert, étaient mordus par des serpents venimeux, voire mortels. Ils demandaient à Dieu d’en être délivrés. Alors il leur fut donné le serpent de bronze. Ceux qui étaient mordus et qui regardaient le serpent étaient sauvés. Guéris du venin, arrachés au mal et à la mort.
Mais la croix, c’est infiniment plus fort que cet étrange serpent thérapeutique [cher aux pharmaciens]. Dominique comprit alors que la croix est d’abord un lieu de guérison. Et il se mit à la regarder tout autrement : avec douceur, avec espérance, avec vitalité, avec joie. Et il contempla la croix, mais pas toute seule… la croix embrasée dans la lumière de la Résurrection et de l’élévation dans la gloire. La croix lumineuse, vivifiante, guérisseuse.
De quoi guérit-elle donc ? De la mort en tout premier lieu. Tout homme qui croit en lui, Jésus, élevé de terre ne périra pas, mais il obtiendra la vie éternelle, dit ce passage de l’évangile. La vie éternelle, ce n’est pas l’inversion du malheur en un bonheur sans fin… et sans couleur, dont Woody Allen a pu dire : « la vie éternelle, c’est long, surtout vers la fin ». La vie éternelle, c’est le pétillement de la vie, c’est la plénitude de toutes les joies que nous sentons en nous-mêmes. Pour entrer dans la vie toute pleine, il importe de vivre aujourd’hui avec tout son être, depuis l’intérieur de sa liberté, et non pas de s’exténuer de malheur, d’ascèse et de résignation devant une figure rabougrie, voire pervertie de la croix.
Vivre donc. Mais avec l’exigence de l’évangile. Celui qui agit selon la vérité vient à la lumière, dit encore saint Jean. Et saint Paul, pour sa part : que nos actes soient vraiment bons, conformes à la voie que Dieu a tracée pour nous. Cette voie est toute simple. Encore saint Paul : Dieu est riche en miséricorde. La voie qu’il trace donc est de miséricorde. Et c’est encore guérison. Dieu me guérit de mon péché. Mon malheur, il le porte avec moi et il l’allège de toute sa présence. Et puis il m’invite à faire comme Lui. Je traverse la vie comme un homme, une femme de miséricorde, témoignant de l’amitié de Dieu à tous ceux que je peux, avec tendresse, avec justice, avec grandeur d’âme, avec compassion. C’est exigeant, difficile, car la lumière de la miséricorde n’est pas toujours bien accueillie parmi les fils des hommes. Mais c’est combien plus enthousiasmant que le ratatinement dans l’ascèse du malheur.
Alors quoi, regarder le Christ élevé sur la croix et dans la lumière de la gloire, qu’est-ce à dire ? Dominique a compris, en lisant la Parole, que c’est ouvrir la porte de la lumière avec tout le tragique de l’existence; que c’est vivre le pétillement de la vie que Dieu dépose en nous jusqu’au-delà du voile de la mort; que c’est se laisser guérir dans tout le mal qui nous traverse; que c’est agir selon la miséricorde pour dire aux autres qu’ils peuvent être guéris du mal; c’est aussi accepter les coups de l’incompréhension. Et il reprit la route, tout libéré par cette merveille, en chantonnant : lumière, guérison, vie, miséricorde.
Alors quoi, porter sa croix, qu’est-ce à dire ? Dominique a compris que c’est porter la puissance de l’évangile d’amour et de pardon au cœur de la vie, de la mort et de tous les combats de ce monde. Ce n’est pas haïr sa vie, c’est mettre le Christ mort et ressuscité à la première place, car avec lui je suis plus vigoureusement moi-même que moi-même. Ce n’est pas reléguer ses parents aux oubliettes, c’est simplement couper le cordon ombilical, tout en leur accordant l’attention et le respect dont ils ont besoin. Porter sa croix, c’est porter les traces glorieuses et les blessures du combat de l’évangile. Et Dominique regarda la croix avec paix et avec une formidable envie de vivre l’amour. Et si Dominique, c’était moi, c’était toi au masculin ou au féminin !

 

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