Messe du 6e dimanche du temps ordinaire

 

Père Philippe Lefebvre, chapelle des Dominicains, St-Hyacinthe,Fribourg, le 11 février 2007
Lectures bibliques : Jérémie 17, 5-8 ; 1 Corinthiens 15, 12-20; Luc 6, 17-26
– Année C

« Heureux, heureux… »

Ceux qui font leur chemin envers et contre tout…

On rencontre parfois des personnes qui ont eu une vie difficile. Difficile au sens où la vie l’est souvent : un mariage qui ne marche pas très fort, des ennuis de santé physique ou psychologique, des drames de famille insolubles, des problèmes cachés, intimes, pas facilement avouables… Et dans ces difficultés, ces personnes ont trouvé leur chemin. Pas sans mal, pas de façon triomphale, pas par volonté forcenée. Non : elles ont mis un pied devant l’autre au jour le jour, sans arrogance. Et puis peu à peu un chemin s’est fait, que nul n’aurait pu prévoir ou préparer d’avance. Ces personnes ont survécu, elles ont compris certaines choses, elles ont appris à discerner, elles se sont déployées.

Bref, ces personnes-là, à la vie difficile (il y en a sans doute parmi nous aujourd’hui), sont entrées dans une vraie sagesse. Une qualité de vie, une intensité qui se remarque. Ce ne sont pas, bien souvent, des personnes exceptionnelles. Elles font leurs courses au supermarché et surveillent leur cholestérol comme tout le monde. Mais à les voir, à les entendre, à sentir leur présence, on se dit : oui, là, il y a quelqu’un. Quand ils sont là, on a vraiment l’impression d’être devant un homme ou une femme, pas devant des êtres passe-partout ou des clones ou des m’as-tu-vu.

…Jésus parle d’eux dans les béatitudes

C’est précisément de ceux-là que Jésus parle aujourd’hui. « Heureux les pauvres, heureux ceux qui ont faim, heureux ceux dont on ne dit pas de bien et qu’on traite de nuls ». En un mot : heureux ceux qui ont une vie difficile et qui font un chemin caché et magnifique. Jésus est-il fou ? N’a-t-il pas remarqué que la vie n’est pas simple et que ce n’est pas facile d’être heureux si on pleure ou si les autres vous détestent ? Oh si, il l’a remarqué ! Lui qui s’avance vers sa passion et vers sa croix, il l’a remarqué. Peu de temps avant de prononcer ces béatitudes, Jésus parlait dans sa ville de Nazareth. Il disait à ses compatriotes que Dieu est là, que l’Esprit nous couvre de sa bénédiction et nous ouvre des chemins. Et ça s’est très mal passé. Les habitants ont même voulu le tuer. Jésus sait de quoi il parle, quand il parle d’être méprisé, de pleurer parce que vos proches ne vous écoutent pas et se retournent contre vous.

Le manque : occasion de vie originale

Mais ce qu’il ajoute, c’est que ces expériences crucifiantes qui marquent nos vies au quotidien peuvent devenir des chemins. À la lumière de ce que dit Jésus, allons encore plus loin : c’est parfois quand on perd ses repères habituels, ses projets légitimes, quand on ne correspond plus aux apparences du bien, qu’un chemin nouveau s’ouvre.

Heureux ceux qui n’ont pas les formes réglementaires, la façon de faire attendre, heureux ceux qui ne peuvent pas répondre à ce qu’on attend d’eux et qui sont décriés à cause de cela. Heureux parce que, là où ça ne se passe pas comme prévu, Dieu fait autre chose en nous, avec nous, par nous. Souvent c’est là où nous sommes le plus démunis, le plus critiquables, que Dieu développe en nous une grâce originale.

Jésus met sans cesse en lumière des personnes que le monde voit à peine, qui sont en porte-à-faux avec leur entourage, mais qui ont pourtant atteint leur accomplissement d’homme et de femme. Un jour au temple une pauvre veuve met deux piécettes dans le tronc des offrandes. Personne ne l’a remarquée, sauf Jésus. « Elle a mis plus que tout le monde » : alors que les autres jettent de leur superflu, elle a offert tout ce qu’elle avait pour vivre. Autrement dit, cette femme vit dans le même registre que Dieu ; Dieu donne tout, tout ce qu’il a et tout ce qu’il est, et son propre Fils, il le donne pour que d’autres ait sa vie ; de même cette femme qui donne même son dénuement pour Dieu.

On pourrait citer aussi la femme qui vient masser les pieds de Jésus avec son parfum : une prostituée de village ; ou le centurion romain, un païen, qui demande à Jésus la guérison de son esclave, et bien d’autres. Tous sont, si j’ose dire, en état de manque : l’une pas assez riche, l’autre pas assez morale, l’autre encore pas assez croyant. Mais chez tous, là où ils sont le plus en défaut devient le lieu où leur vie la plus vraie, la plus personnelle, apparaît dans sa beauté définitive.

un goût morbide du malheur : « autant que rien ne marche ». Mais nous le savons bien : ce n’est pas ce que veut dire Jésus. En tout cas, si les béatitudes peuvent être dangereuses à dire, il est encore plus dangereux de ne pas les dire. Parce qu’on fait alors du conformisme, on prône des solutions toutes faites, et cela, c’est l’exact contraire des béatitudes. Jésus affirme aujourd’hui que la vie n’est pas un appareil qui répondrait aux commandes ; c’est une réalité mystérieuse, qui nous échappe, dans laquelle Dieu est présent et agit avec nous, au milieu de nos drames et de nos incapacités, de manière inattendue.

« Heureux » : vous ne vous êtes pas trompé

C’est une proposition délicate à manier ; elle peut dériver vers un goût morbide du malheur : « autant que rien ne marche ». Mais nous le savons bien : ce n’est pas ce que veut dire Jésus. En tout cas, si les béatitudes peuvent être dangereuses à dire, il est encore plus dangereux de ne pas les dire. Parce qu’on fait alors du conformisme, on prône des solutions toutes faites, et cela, c’est l’exact contraire des béatitudes. Jésus affirme aujourd’hui que la vie n’est pas un appareil qui répondrait aux commandes ; c’est une réalité mystérieuse, qui nous échappe, dans laquelle Dieu est présent et agit avec nous, au milieu de nos drames et de nos incapacités, de manière inattendue.

Chaque histoire est différente, personnelle ; elle suit son chemin non programmé : il n’y a pas de recette pour entrer dans la logique des béatitudes. Mais ce qui est vrai pour tous, c’est que Dieu est là et que rien en nous ne le rebute ou ne le désespère.

J’ai demandé à des personnes qui avaient fait leur chemin dans une vie difficile : « voudriez-vous avoir vécu une autre vie ? » Et elles m’ont toutes répondu, certaines en hésitant, d’autres en n’hésitant pas : « Non. Il fallait vivre ce que nous avons vécu pour devenir ce que nous sommes ».

« Heureux » : si tu t’es avancé sur le chemin de la vie, si tu sais que tu n’y as jamais été seul, alors malgré tout ce que tu penses, malgré tout ce qu’on te dit, tu ne t’es pas trompé, pas fourvoyé.

Tu as trouvé en toi la petite source cachée, inconnue, joyeuse : la vie éternelle.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *