Messe du 5ème dimanche du Carême

 

 

Abbé Marc DONZE, à l’église St-Pierre à Fribourg, le 9 avril 2000

Lectures bibliques : Jr 31, 31-34; He 5, 7-9; Jn 12, 20-33

Au fond du chœur de l’église Saint-Pierre, pendant le Carême, il y a un large rideau. Sur le rideau, j’ai mis un grand fil à plomb – le plomb a deux mètres de hauteur, pour être bien visible. Cet objet symbolique accompagne et illustre la démarche de ce Carême.
Est-ce parce que mon père est maçon, quand j’ai entendu le slogan du Carême de cette année « Trêve… et puis changer », j’ai pensé à ce truc tout simple des constructeurs. Quand on maintient le fil à plomb immobile (trêve), on peut élever le mur droit, et pourquoi pas le redresser (changer).
Le fil à plomb de Saint-Pierre est très caractéristique. Le plomb est peint en or, couleur de Dieu (dans l’Apocalypse). Sa pointe est en argent pour dire l’amour de Dieu communiqué aux hommes. Le fil qui le maintient au plafond est bleu, couleur de ciel. Quand je fais trêve, quand je m’arrête vraiment, je suis remis dans l’axe de Dieu, dans l’amour de Dieu. Je peux redécouvrir le ciel en moi-même. Il vaut donc la peine de s’arrêter un temps pour que la vie soit mise droite dans la présence de Dieu.
Le fil à plomb permet quelques expériences intéressantes.
Première expérience : le maintenir immobile, comme le maçon devant son mur, pendant un temps assez long. Accueillir la présence de Dieu en toute tranquillité. Sentir qu’il me met droit dans la lumière, qu’il me met à ma place.
Deuxième expérience : je peux m’amuser avec le fil et lui faire décrire des cercles. C’est comme le pendule d’un homme qui va à la recherche des sources, mais ce n’est pas un pendule. En tournant mon fil à plomb, toujours recueilli dans la prière, je pense aux sources dans ma vie. Je pense au travail des sources qui fécondent. Nous en avons découvert quelques-unes pendant cette démarche de Carême : l’équilibre entre le stress et le repos, entre le yang et le yin, qui permet d’affronter le combat contre le mal avec une certaine sérénité (c’était Jésus au désert) ; la lumière de Dieu qui va du dedans vers le dehors et qui vient toujours avec nous (c’était Jésus transfiguré) ; le balai que Dieu nous tend avec vigueur et tendresse pour rendre belle notre demeure intérieure (c’était Jésus au Temple) ; la croix comme lieu de guérison et comme porte de la lumière (c’était Jésus élevé de terre). Nombreuses sont les sources pour qui veut bien les chercher et s’y arrêter. Je crois vraiment que Dieu ne nous laisse pas manquer de sa présence et de son secours. Je sais aussi qu’il est important de boire à ces sources, car elles nous permettent de nous construire, de nous équilibrer dans la sagesse de Dieu, d’accéder à une bonne santé intérieure, et pourquoi pas extérieure. Sinon, il n’est guère possible d’affronter la suite qui est plus difficile.
Troisième expérience : je peux balancer mon fil à plomb de droite et de gauche, régulièrement. Il ressemble alors au balancier d’une horloge. Il nous met ainsi au cœur de l’Evangile d’aujourd’hui qui parle si fort de l’heure. « L’heure est venue pour le Fils de l’homme d’être glorifié », dit Jésus. Je pense donc à l’heure de Jésus, et aussi à mon heure, en balançant mon fil. Étrange heure en vérité. Elle n’est pas la minute du chronographe qui marque le temps de façon imperturbable. Non, c’est un moment favorable, un moment décisif, où le temps devient tout à coup très dense, comme si le poids au bout du fil se mettait à peser très lourd.
C’est l’heure d’entrer dans la tragédie de l’amour, c’est l’heure de donner l’amour jusque dans les lieux où il n’est pas accueilli, c’est l’heure du don gratuit, d’un coup comme pour les martyrs, goutte à goutte comme dans beaucoup de vies généreuses.
Jésus, quand il est l’heure, va jusqu’au bout. Il va jusqu’à l’extrême de l’homme. Il prend sur lui tout le mal de l’homme dans un déchirement inimaginable, le déchirement de l’amour sali, bafoué, lacéré, méprisé. C’est si terrible qu’il s’accorde une dernière trêve, au jardin des Oliviers . Père, éloigne de moi… mais non pas ma volonté, mais la tienne. C’est l’heure de l’amour qui prend avec soi toute la tragédie du monde. Mais cet amour, c’est comme des miettes d’or au milieu de la boue. Et, divine surprise, divine puissance devrais-je dire, ce n’est pas l’or qui devient boue, c’est la boue qui devient or. L’amour, même tragique, est ressuscitant, et c’est pourquoi nous pouvons le risquer.
Quand je pense à cela, je vois Mgr Oscar Romero, archevêque de San Salvador, assassiné par les militaires, « el santo de America », comme dit déjà le peuple. Un jour, son heure est venue, quand l’un de ses amis, le père Rutilio Grande, fut assassiné pour avoir défendu le droit et l’honneur des pauvres. A son tour, il se mit avec force, avec joie, à porter l’espoir parmi les pauvres. Avec peur aussi, car il savait qu’il risquait sa vie. Et un jour, il fut abattu en pleine célébration de la messe. Mais, dans le peuple, il est plus vivant que jamais. « Le grain de blé tombé en terre… donne beaucoup de fruit ».
C’est le plus beau et le plus tragique du christianisme. Dieu veut offrir l’amour partout ; il visite les lieux les plus bas de l’humanité ; il trempe ses mains et ses pieds dans la glaise et dans la boue. Jésus, le Fils, va jusque là. Et c’est pourquoi, depuis la croix où il a visité le pire, il peut attirer tout à lui. L’or de l’amour a laissé des paillettes en tous lieux. L’or de l’amour peut tout aspirer vers la lumière.
Et c’est notre vocation. Il y a un jour dans la vie où le plomb qui se balance au bout du fil bleu prend le poids de la glaise, de la terre, du cosmos en genèse. C’est mon heure, tout comme ce fut celle de Jésus. L’heure d’aller plus loin. Je donne du temps à Dieu et je continue de le faire. Je fréquente les sources pour être dans l’harmonie et dans la paix. Le temps s’écoule et je sais que l’heure arrive, qu’elle a déjà commencé, l’heure du don. C’est ma joie, car c’est dans ce don de l’amour que Dieu est au plus intense. Et j’ai peur un peu, car j’entre avec ma prière, avec mon action, dans la tragédie des hommes, dans la tragédie du monde. Et je sais que cela me déchire le cœur et que je vais me salir les mains. Mais je sais aussi qu’au bout de mes doigts Dieu met des paillettes d’or. Et que dans la brèche de mon cœur, il fait passer sa lumière.
Je tiens mon fil à plomb, immobile à nouveau. Et me traversent tant d’amis handicapés, et mes frères en Haïti, et des Indiens au Guatemala, et la rue de San Salvador. Et je souffre de leur souffrance un peu… et je suis heureux à cause de la lumière de résurrection qui se lève tout au fond. Compassion et lumière. Deux fois la gloire de l’amour.
Et toi, mon frère, ma sœur, si tu saisissais ton fil à plomb et te laissais attirer un jour par l’heure du Christ, pour que l’humanité sache aujourd’hui que Dieu a visité tout le cosmos et qu’il attire tout à lui, en transfigurant même le pire, dans un grand cri et une immense douleur, dans une lumière plus grande encore. Amen.
Marc Donzé

 

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