Messe du 5e dimanche de Pâques

 

Fr. M. Durrer et Pierre Hostetteler, à la chapelle des Capucins, Saint-Maurice, le 10 mai 2009
Lectures bibliques : Actes 9, 26-31; 1 Jean 3, 18-24; Jean 15, 1-8 – Année B


Nous fêtons cette année les 800 ans de l’approbation de la règle de saint François par le pape. N’y a-t-il pas une contradiction entre l’image d’un saint François véhiculée par les romans, les biographies, les films et l’iconographie peu compatible avec l’idée de loi, de règlement, de contraintes ?

Dans l’évangile que nous venons d’entendre la vigne et les sarments, Jésus dit : « je suis la vigne, vous êtes les sarments », n’y a-t-il pas la même question ? Sommes-nous vraiment libres, si comme le dit Jésus il faut être relié à la vigne, comme l’est le sarment au cep ? Comment comprendre être libre et être relié ? Aujourd’hui nous vivons dans un monde ou l’individu a conquis sa liberté, liberté de conscience, de mouvement. L’autonomie paraît son bien le plus précieux. Qu’en est-il vraiment ? La personne moderne pourrait-elle oublier qu’elle est le fruit de relation, de tradition. Nous savons bien que cette autonomie bien relative est aussi une grande détresse pour lui. Si chacun doit forger lui-même ses propres repères, la tâche n’est-elle pas surhumaine ? Si chaque fois que je rencontre quelqu’un dans la rue je devais inventer une nouvelle manière de le saluer, quel travail ! il est bien plus simple de dire simplement « bonjour ».

Cela voudrait dire que l’homme moderne se fait des illusions sur son autonomie, que cela n’est pas possible.

Il y a quelque chose de plus fondamental que révèle l’Evangile, c’est que nous ne sommes pas notre propre origine. Pour nous chrétiens, notre origine est celle du Père dans le Fils, par l’Esprit. Le fait d’appartenir à un autre, à un groupe nous permet d’être quelqu’un. On voit cela dans la famille. Je suis le fils de papa et maman, j’appartiens à une famille, je suis « la propriété » de cette famille, je peux faire tout ce que je veux, je serais toujours le fils de… En retour, mes parents, ma famille vont tout faire pour que je puisse développer mon identité propre, me former, devenir quelqu’un dans la vie, si possible même avoir une meilleure vie que la leur. C’est ce que dit l’évangile, relié à moi vous êtes quelqu’un, détaché de moi, vous tombez dans l’indifférencié du fagot que l’on brûle.

Si je comprends bien, c’est cela la règle de François, créer une famille avec des règles, des règlements, etc.

A partir de quelques personnes qui se rassemblent autour de lui, François instaure une nouvelle façon de vivre l’Evangile. Reconnaissant l’origine dans le Père, le bien, il modèle sa fraternité non pas sur le modèle féodal avec ses seigneurs, ses cerfs, ses domaines, ses propriétés, mais sur la famille. Une famille reliée à un projet d’Evangile.

François, homme de son temps, en partage les aspirations. Recherche de liberté comme tous les mineurs, c’est-à-dire les bourgeois des villes d’Italie qui s’émancipent en prenant d’assaut les châteaux – ceux des majeurs – et en renversant leur système féodal au profit d’un nouvel ordre économique et social, celui des commerçants. Ce nouveau système d’échange ne manque pas de valeurs : recherche de la paix, abolition des frontières, fraternité entre les commerçants au-delà des frontières. Toutes ses valeurs, François les « évangélisent » par son choix, par son refus de l’argent et de la propriété et en conséquence des droits civils. Il le fait par un retour à l’Evangile : « La règle et la vie des Frères Mineurs est celle-ci : observer le saint Evangile de notre Seigneur Jésus-Christ, en vivant dans l’obéissance, sans rien en propre et dans la chasteté. » 2Reg 1.

François entend les paroles de l’Evangile comme lui étant adressées personnellement, peu importe que ce soit un évangile ou un autre (1Rg 1,1-6 ; 23,35-39) : laisser tout, suivre le Christ, aimer les ennemis, laisser les morts enterrer les morts, etc. Pour François, il s’agit de « suivre » le Christ et non une imitation littérale, mais une suite du Christ inventive. Devenir conforme au Christ n’est rien d’autre que vivre dans la fidélité à l’Esprit (1Cel 193). Vivre spirituellement veut dire en toute simplicité, c’est-à-dire vivre en référence à une expérience fondamentale (et non fondamentaliste), une expérience de foi en relation à Dieu et aux autres. François n’est pas un fondamentaliste qui détiendrait la vérité (celle de Dieu) contre les autres, car il valorise moins la lettre du texte sacré que l’attitude qui s’y réfère (Adm 20 ; 21). La vie religieuse n’est pas une « lettre » contre les autres et le monde, mais contre la fermeture sur soi, ce qu’il nomme « l’esprit de la chair ». Elle s’oppose à l’attitude qui cherche à imposer sa vérité ou sa loi aux autres, à faire violence à quiconque. Vivre spirituellement, selon le saint Evangile, est d’abord purification du cœur dans la recherche d’une intimité avec Dieu, source de tout bien, afin qu’il nous rende capable d’agir en cohérence avec ce que l’on dit (1Rg 3,13 ; 2Rg 3,14).

Cela est une interprétation bien personnelle de l’Evangile, n’y a-t-il pas un risque de dérive. François n’est pas un intellectuel, il est comme il dit : « ignorans et idiota » entendez qu’il n’a fait que l’école primaire ?

L’interprétation correcte de l’Evangile dans la Règle dépend trois critères. Le premier : « la lettre tue et l’esprit vivifie » (Adm 7 cf. 2 Corinthiens 3, 6) Pour l’homme médiéval, le rapport entre la lettre et l’esprit s’apparentait à celui que les intellectuels établissaient entre la matière et la forme. La lettre sert à incarner l’esprit et prend toute sa valeur dans la mesure même où elle le contient et l’exprime intégralement. Sans l’Esprit, le texte tue, mais sans le texte, l’Esprit serait aphone. Pour François « littera », « lettre » désigne l’ensemble de l’Ecriture, « verba » désigne la science des mots, le signifiant, alors que l’esprit de la divine lettre serait le signifié, le sens profond qui est la mise en œuvre dans la vie, la mise en pratique. La lettre tue quand elle est un moyen d’acquérir reconnaissance et richesse ; le savoir tue quand il est moyen d’avoir et de pouvoir. Si le savoir est considéré comme un bien que l’on ne possède pas, qui vient d’ailleurs (« tout bien vient de Dieu ») et surtout s’il est accompagné de l’exemple, il est porteur de vie (cf. 2Cel 189). François s’efforce de montrer comment la lettre peut être suivie, comment elle est possible, pratiquement, concrètement, réellement (« exemplo »). C’est ce qu’il symbolise en mimant la vie du Christ par exemple à Noël (cf. Greccio 1 Cel 84-87). Deuxième critère, celui de s. Jérôme, la Bible est à elle-même son propre commentaire. L’Ecriture s’explique par l’Ecriture, elle fournit elle-même la clef de son interprétation (Bonaventure dira : « L’Ecriture est comme une lyre ; la corde la plus basse ne rend un son harmonieux qu’avec les autres ; de la même façon chaque verset de l’Ecriture est en dépendance d’un autre ; pour ainsi dire, un unique verset voit se tourner vers lui mille versets. » In Exam., col. 19,7t. 5, 421.) Ce principe est mis en acte par la liturgie eucharistique où les textes ne sont pas lus isolément, mais résonnent ensemble. Le troisième critère est la médiation de l’Eglise, car c’est l’Eglise qui au cours de la liturgie interprète et annonce le message. C’est par elle que François a accès à l’Ecriture. La tradition a son point de départ dans la prédication de Jésus et des apôtres et se continue dans et par l’Eglise sous l’assistance de l’Esprit. Mais l’Eglise n’est qu’une médiation, un intermédiaire qui donne accès à l’Ecriture, mais qui n’en fournit pas une compréhension absolue et définitive. François acquiert sa propre interprétation privilégiant certains points tout en étant équilibré. L’Eglise lui fournit un cadre qui lui permet de ne pas s’égarer tout en faisant preuve d’une pensée originale, notamment sur la pauvreté (Le Christ mendiant et sans abri de 1Reg 9,5 n’a pas d’appui concret dans les évangiles). François sait prendre ses distances et innover (1Cel 89). En prenant et donnant pour modèle le Christ lui-même et non plus les apôtres, en se concentrant sur l’Evangile, François innove.

François a donc trois garde-fous : le concret, l’Ecriture et l’Eglise. Mais est-ce une œuvre théologique valable ?

Une réelle théologie émane de la Règle, une foi intelligente liée à la vie, à l’expérience. Elle n’est pas fruit du raisonnement mais d’ordre existentiel. La recherche de perfection évangélique est la recherche d’une authenticité religieuse par un retour aux textes fondamentaux, à une observance fidèle à l’esprit de l’Evangile en cherchant une réponse aux problèmes de l’existence. Au moment où la théologie prend son essor et son autonomie, François ne veut pas séparer théologie et morale. La réflexion théologique précède et suit les préceptes moraux (2LFid 4-15.56-60). Elle en est le point de départ et la finalité. Sa vision théologique doit beaucoup à l’évangile de Jean, l’éthique aux évangiles synoptiques, son anthropologie est paulinienne. François intériorise et moralise les Ecritures, non pas de façon privée et domestique, mais concrètement avec une vision d’agir dans le monde fruit d’une conversion intérieure et extérieure ayant pour fondement l’Evangile. Il va droit à l’essentiel du message biblique. A la fois proche et loin de la lecture de son époque, à l’instar de saint Bernard « il n’explique pas l’Ecriture à proprement parler : il l’applique ; il ne l’éclaire pas, il éclaire tout par elle. » L’Evangile est un mystère de présence cachée. La vérité de foi est un chemin à suivre, à vivre, à témoigner. La vraie connaissance du texte évangélique est l’Evangile vécu sous le regard du Père, du Fils et de l’Esprit (1Rg prol.) en Eglise. L’obéissance au Christ conduit du chemin de la sainteté comme conquête à celui de la sainteté comme don, conséquence du salut donné par le Père miséricordieux, source de joie.

A t’écouter, finalement la Règle est l’œuvre d’un seul, François ?

A reprendre les biographies primitives de la vie de François et ses propres écrits, nous nous apercevons que la Règle n’est pas l’œuvre d’un seul. Il a été montré depuis longtemps qu’elle est le fruit non seulement d’une démarche originale du fondateur, mais aussi de la vie collective du groupe des premiers frères (Cf. David Flood, Frère François et le mouvement franciscain, Editions ouvrières, Paris, 1983).

Sur la base d’une vie qui se voulait évangélique, se pose la question du travail, de l’argent, de la mission, du rapport avec les étrangers, etc. A partir de la vie des frères, des manières de faire, des pratiques sont formalisées. Pour ce qui est de la rédaction de la Règle, François n’hésite pas à demander à frère Césaire de Spire un lettre de l’équiper de textes bibliques.

La règle : une clef de lecture pour aujourd’hui ?

Plus que la lettre de la Règle, il s’agit de prendre exemple sur son processus d’élaboration et sa référence, l’Evangile. Elle est une règle de vie. Vivre de l’Evangile est un défi de toutes les époques. Alors que nous avons l’immense avantage de nos jours de pouvoir connaître le texte, ce n’est pas pour autant que ce texte devienne Parole pour nous. Cela demande, comme au temps de François, un effort d’interprétation, d’herméneutique. La découverte du sens, de l’orientation du récit biblique se fait au carrefour du texte et pour cela il faut des spécialistes, mais aussi de la vie de la communauté et de sa sagesse c’est-à-dire de ses choix de vie dans son contexte, et enfin l’affrontement à la réalité, à la vie du monde qui pour François n’est pas une extériorité mais un cloître, le cloître de la présence de Dieu, le lieu de la présence du Fils, du fraternel.

C’est ce que nous célébrons, non pas une règle, mais ce que cette règle signifie : la volonté de rester relié au Christ, à ce Fils  et donc au Père qui nous permet d’être fils et filles de Dieu, à nous de consentir à cette identité que nous recevons. C’est à cela que nous allons communier dans cette eucharistie, en rendant grâce pour la vie que nous avons reçue.

 

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