Messe du 3ème dimanche de carême

 

Père Philippe Lefebvre, couvent des Dominicains, Fribourg, le 7 mars 2010
Lectures bibliques :
Exode 3, 1, 8-15; 1 Corinthiens 10,1-12; Luc 13, 1-9 – Année C

Changement d’identité.

Faits divers.

Les faits divers que Jésus évoque aujourd’hui ressemblent à nos actualités : massacre de pèlerins dans un sanctuaire fréquenté, écroulement d’un édifice public sur les riverains. Rien là, hélas, d’exceptionnel. Le Christ nous rappelle une vérité essentielle et connue : la vie ne tient qu’à un fil, le monde craque perpétuellement de tous les côtés. Cela ne relativise rien : la fréquence du malheur ne rend pas chaque malheur plus supportable. Cette vérité dit simplement que tous autant que nous sommes, individus et sociétés, nous demeurons fragiles, à la merci d’événements qui nous dépassent. Cela peut paraître inquiétant, mais l’inquiétude fait partie de notre existence ; nous avons à faire face en permanence à des imprévus. Les gens qui exhortent leurs semblables à vivre sans stress et sans tracas sont en général des inconscients ou des sots.

Mourir vivants ou déjà morts ?

Le bulletin d’informations dont Jésus se fait l’écho – massacre et morts accidentelles – est tout de suite déconnecté par lui d’un jugement moral hâtif : les victimes de ces événements n’étaient pas de plus grands pécheurs que n’importe qui. Ce qui leur est arrivé – Jésus l’affirme très clairement – n’est en rien le châtiment d’une particulière perversité. Pourtant Jésus répète : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez de la même manière ». Qu’est-ce à dire ? Jésus vise l’urgence dans les faits qu’il évoque : si une catastrophe quelconque survient maintenant, vous trouvera-t-elle vivants ou bien déjà morts ? Avez-vous pris le parti de vivre, de vous avancer dans ce monde risqué et dangereux, ou bien vous êtes-vous rétractés depuis longtemps dans vos peurs, momifiés dans vos amertumes ? Les événements qui arrivent immanquablement dans une vie vous trouvent-ils éveillés, debout, ou déjà racornis dans une chair inerte ?
Être vivant, être en éveil, être sur pied ne dépendent pas du tempérament personnel ni d’un goût particulier pour l’exubérance ou l’activisme. Nous disions la semaine dernière, dimanche de la transfiguration, que la beauté d’une personne se manifeste parfois, de manière visible, quand cette personne est à bout de souffle. On peut parfaitement être un homme ou une femme debout alors que l’on demeure alité. On peut rayonner d’une tangible présence alors que l’on a des absences.
Bref, quand vous êtes pris au dépourvu par les événements, nous demande Jésus, êtes-vous emportés par leur déferlement ou bien êtes-vous enracinés dans ce que les psaumes appellent « la terre des vivants » ?

Enraciné.

Enracinés : c’est l’image que Jésus évoque quand il parle de ce figuier dont un maître attend du fruit. Le figuier est en butte aux sécheresses ou aux pluies torrentielles, il est battu par des vents, ébranlé par les écarts de température. Sa vie d’arbre est tourmentée. Pourtant la question demeure : malgré tout cela, donnera-t-il du fruit ? Vous vous en souvenez sûrement : la tradition chrétienne compare depuis fort longtemps la croix du Christ à un arbre sur lequel un fruit, le corps de Jésus, est suspendu. La croix figure à la fois l’arbre de la connaissance et l’arbre de vie qui poussaient au Paradis. Or, selon l’évangile de Luc dont notre passage ce dimanche est extrait, Jésus est crucifié avec deux autres hommes. L’un d’eux, depuis sa croix, insulte Jésus ; l’autre au contraire affirme que lui-même est condamné à juste titre, mais que Jésus par contre n’a rien commis de mal. Puis il se tourne vers Jésus : « Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume ». Aussitôt Jésus lui répond qu’en ce jour, lui et cet homme, seront au Paradis.
Ce larron crucifié illustre ce que l’on entend par « être vivant » et « porter du fruit ». Son parcours a été un naufrage, une catastrophe. Pourtant, quand il est mis à côté du Christ, il manifeste que ce qui est le plus profond en lui est intact, inentamé. Ses racines trouvent immédiatement la bonne terre qu’est le Christ, elles profitent de l’engrais vivifiant qu’est l’Esprit saint : et le voilà qui lance ces quelques mots, des mots qui constituent aujourd’hui encore une prière essentielle. Cet homme porte du fruit et entre avec Jésus parmi les arbres du Paradis que leurs croix, à l’un et à l’autre, annonçaient déjà.

Retour en arrière.

Ce retournement décisif par lequel un homme, apparemment perdu, devient citoyen du Paradis, il a à voir avec ce que l’on nomme « conversion » dans la Bible. « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez » dit Jésus. « Se convertir », on pourrait tout aussi bien traduire ce terme dans la Bible par « retourner », « faire demi-tour ». Se convertir, c’est d’abord renoncer à se projeter dans l’avenir, à vouloir devenir un être idéal que l’on se donne comme but. Il s’agit premièrement de faire machine arrière, pour enfin envisager ce que l’on a déjà vécu. En retournant sur ses pas, on constate que, dans telle occasion, on devait être anéanti, mais qu’on ne l’a pas été, que dans telle situation on devait être perdant, mais qu’on a en fait gagné en sagesse et en densité.
On retrouve dans cette promenade en arrière les circonstances où l’on est passé de la mort à la vie. Se convertir, c’est constater que le chemin de la croix à la résurrection a déjà été accompli en nous. Plus exactement, le Christ l’a accompli en nous ; il est, comme le dit saint Paul dans la deuxième lecture, la nourriture et le rocher à l’eau jaillissante qui nous accompagnent depuis longtemps dans notre marche pour nous donner la vie. La conversion n’a donc pas grand chose à voir avec une mise en règle ou une mise aux normes ; elle est un acquiescement et une participation à notre réalité la plus profonde, celle d’un être pour la vie quoi qu’il arrive.

« Je suis avec toi ».

Nous avons entendu en première lecture comment Dieu révèle son nom à Moïse : « Je suis qui je suis » et « tu diras au peuple d’Israël : Je suis m’a envoyé ». Juste avant qu’il ne se présente ainsi, Dieu a commencé par dire à Moïse : « Je suis avec toi ». Ce verset n’a pas été retenu dans notre lecture liturgique. Pour entendre Dieu dire « Je suis », il faut l’avoir entendu dire « Je suis avec toi ». À la suite de Moïse, chacun de nous peut en faire l’expérience : mon nom est marqué par son nom. Dieu est celui qui me dit : « Je suis avec toi ». Mon identité ne peut plus être pensée sans la sienne. Pour me définir, j’ai besoin de son nom. Je ne peux dire moi-même « je suis » que parce qu’il le dit d’abord en moi. Dès lors, être vivant, porter du fruit, faire face aux événements ne sont pas des défis nouveaux qui se poseraient à moi, que je devrais assumer, porter, gérer. Ce n’est pas à moi que cela s’adresse. C’est à Lui-avec-moi, c’est à Moi-avec-Lui.
Tell est notre identité que nous oublions bien souvent ou que nous sous-estimons. La grande ascèse du Carême ne consiste pas à se raboter, à se rapetisser ou à se ravauder. Elle est au contraire d’entrer dans la gloire de vivre par Lui, avec Lui et en Lui.

 

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