Messe du 2ème dimanche de carême

 

Père Philippe Lefebvre, couvent des Dominicains, Fribourg, le 28 février 2010
Lectures bibliques :
Genèse 15, 5-12, 17-18; Philippiens 3, 17 – 4,1; Luc 9, 28-36 – Année C

 

La transfiguration, une expérience connue de tous.

La transfiguration est un type d’expérience que chacun de nous a vécu d’une manière ou d’une autre. Il y a quelque temps, une femme, infirmière dans un hôpital, m’a raconté qu’on avait amené dans son service une vieille dame mourante. Or, disait l’infirmière, cette femme âgée était belle, elle dégageait une lumière, on avait envie de rester en sa présence bien qu’elle fût déjà dans le coma. Cette personne était-elle croyante ou pas ? L’infirmière n’a rien mentionné à ce propos et ce n’était pas la question. La réalité était que cette mourante portait en sa chair exténuée une vie évidente qui l’éclairait simplement. Quand elle est morte, elle rayonnait. C’est au point que l’infirmière et ses collègues sont allées à la réception de l’hôpital pour inviter les gens qui passaient : « Venez voir une belle morte ».

La chair flapie, rongée, vieillie, manifeste parfois une beauté qu’aucune parole n’arrive à qualifier exactement. Cette beauté s’exprime de façon fugitive, à l’occasion d’un regard, d’un geste. On croise des yeux pendant une seconde, on tient une main tremblante, et on voit la beauté. Elle est donnée à contempler concrètement, dans la chair : ce n’est pas une idée que l’on se fait. Elle n’est pas non plus produite intentionnellement par la personne en qui on la voit. Cette beauté est intense parce qu’elle manifeste dans un corps une vie qui vient de plus loin que le corps, que ce qu’il peut fabriquer ou programmer. Contempler la vie indéniable dans un corps déglingué, impuissant : voilà le genre de bouleversement que beaucoup d’entre nous ont connu.

Ces expériences de transfiguration, que la transfiguration du Christ récapitule, restent fugaces, imprévisibles. Cependant elles révèlent la vraie mesure des choses, leur intensité. Elles éduquent notre regard au quotidien, elles enseignent à discerner la vie là où elle brille contre toute apparence. En ce sens, les évangiles nous mettent continuellement à l’école de la transfiguration. Dans cette femme qui vient un jour verser du parfum sur les pieds de Jésus en les embrassant, certaines gens au regard court ne voient qu’une prostituée qui aurait dû rester invisible ; Jésus, lui, trouve une femme qui « a beaucoup aimé » et qui, avec lui, illumine la salle de repas où il se trouve.

Le corps offert où le Père donne sa vie.

Aujourd’hui, Jésus part prier dans la montagne. Il le fait habituellement, tôt le matin, pour rencontrer seul à seul le Père qui lui donne la vie. Mais cette fois, il a décidé d’emmener trois disciples avec lui. Il désire les faire entrer avec lui dans cette intimité des fils et de leur Père. Or, alors qu’il prie, quelque chose se passe. Jésus est montré dans une lumière nouvelle. « Son visage apparut tout autre ». « Autre » : ce terme marque à quel point sa vie vient d’un Autre qui est le Père. Pour beaucoup, Jésus est un citoyen de Nazareth, fils de Joseph. Mais en plusieurs occasions, on s’aperçoit qu’il y a autre chose à découvrir sur lui. De manière inattendue, le corps de Jésus que l’on croyait avoir répertorié apparaît autrement. En sa chair une vie scintille qui vient de plus loin que sa chair : elle vient du Père. Elle se donne à voir, un moment.

Quand Jésus est descendu dans les eaux du Jourdain pour être baptisé, le Père s’est manifesté : « Tu es mon Fils bien-aimé ». En ce jour, Jésus plonge dans la prière et le Père se fait encore entendre : « Celui-ci est mon Fils que j’ai choisi ». En ces épisodes, Jésus n’enseigne pas, ne s’active pas ; son corps est tout entier remis au Père, et le Père prend alors parti pour son Fils, il manifeste la gloire de ce corps livré, offert. En un autre moment, Jésus fera sa grande plongée, lors de sa passion et de sa mort. Une fois de plus, il se rendra au Père : « Père, non pas ma volonté mais la tienne ». Pour ceux qui ont appris de lui à voir la gloire de la chair, ne serait-ce qu’un instant, même quand cette chair chancelle et qu’elle sombre, pour ceux-là son corps sera proposé aux regards. D’ailleurs, au moment d’entrer dans sa passion, Jésus dira à son Père : « Père, glorifie ton fils ». Son corps sera bientôt mis à mal, pourtant c’est vers la gloire de ce corps, une gloire venue du Père, que Jésus dirige d’emblée notre attention.
Les chrétiens depuis fort longtemps prolongent cette expérience en plaçant des crucifix dans leurs maisons et des calvaires au bord des routes. Cela constitue une occasion permanente pour exercer le regard : dans le corps du Fils humilié et souffrant, apprendre jour après jour à voir la vie reçue du Père se manifester. Apprendre à la voir en lui et en nous. Nous voir transfigurés avec lui au cœur même de nos tourments.

Une expérience de participation et d’actualité.

Car si la vie est la vie, si elle a sa source dans le Père, alors elle déborde, elle se propage. Un corps fragile peut non seulement rayonner la vie, mais il révèle aussi autour de lui d’autres corps irrigués, contre toute attente, par la même vie reçue d’en haut. Quand Jésus est en croix, il met ainsi en lumière à ses côtés un type peu recommandable, le fameux larron, qui lui adresse les mots qu’il faut et avec qui il entre triomphalement le jour même en Paradis.

Aujourd’hui, Jésus est accompagné de trois disciples et, comme notre évangile le note, une nuée vient sur eux et les « prend sous son ombre ». Depuis la conversation de Marie avec l’ange, nous savons que, quand la force d’en haut prend sous son ombre la chair fragile, alors celle-ci porte un fruit magnifique. «L’Esprit saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre » disait l’ange annonciateur, et Marie deviendra alors enceinte du Fils du Père. La nuée survient aujourd’hui et trois fils sont révélés avec Jésus : les trois disciples naissent à cette vie de fils du Père. Ils constatent aussi que, bien avant eux, des gens ont déjà vécu cette expérience : Moïse, le guide d’Israël, et Élie le prophète, venus longtemps avant le Christ, sont là qui parlent avec Jésus. Il faudrait longuement parler de ces deux hommes qui marchaient avec Dieu. Chacun d’entre eux a été menacé dans sa chair toute sa vie durant. Et chacun d’eux a vécu une expérience de transfiguration. Moïse, à force de fréquenter Dieu, arborait un visage qui irradiait une lumière puissante. Elie, à la fin de sa mission, fut emmené dans un char de feu.

Oui, la vie du Père est donnée depuis toujours, puissamment, et elle est reçue par ceux, connus ou pas, croyants ou pas, qui sont ouverts à davantage que ce que les hommes peuvent donner. Le corps de Jésus manifeste cette vie lumineuse. Il manifeste aussi qu’elle nous rend tous contemporains. Nous sommes de plain-pied avec lui, Jésus, avec les disciples, avec Moïse, avec Élie. Recevoir la vie du Père dans notre chair fragile et menacée, n’est pas une merveille des temps anciens. C’est une actualité.

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