Messe du 26e dimanche du Temps ordinaire

 

Chanoine Jean-Claude Crivelli, à l’abbaye de Saint-Maurice, le 27 septembre 2009
Lectures bibliques : Nombres 11, 25-29; Jacques 5, 1-6; Marc 9, 38-48 – Année B

L’univers existe, semble-t-il,  depuis 15 milliards d’années. Un centième de seconde après le big-bang apparaissaient les particules atomiques, protons, neutrons, et électrons. Les noyaux de deutérium (assemblage de 1 proton, 1 neutron et 1 électron)  se sont formés au bout de 1 seconde. Les noyaux d’hélium (2 protons, 2 neutrons)  au bout de un quart d’heure. Puis la création va ralentir son rythme…
Sautons par-dessus les milliards d’années : voici 2’000 000 d’années, apparaissent les premiers hominidés (homo habilis). Sautons encore quelques périodes : il y a quelque 200’000 ans, nous rencontrons l’ homo sapiens, lequel commence à parler. L’aventure humaine représente 0,0013% de la durée d’existence de l’univers. Cette aventure est aussi l’aventure de la parole. A un certain moment de l’histoire, l’être humain en formation se met à articuler des sons. On pourrait d’ailleurs faire la comparaison avec les embryons de mélodie émis par le tout-petit enfant qui s’essaie à proférer des sons dans le ventre maternel.
Bref voilà qu’à la faveur de transformations affectant certains de ses organes (le larynx qui descend, la langue qui ne sert plus seulement à déglutir les aliments, etc…) l’homme articule une parole.  Question : d’où lui vient cette parole primitive ? De lui-même ou d’ailleurs ? Est-elle quelque chose que l’être humain acquiert lui-même ou bien est-elle un don ?

L’Ecriture nous apprend – relisons le premier chapitre de la Genèse – que l’homme existe parce qu’il est « parlé ». « Dieu dit… ». J’existe parce qu’un autre me parle, au sens transitif : je suis parlé. Une parole créatrice me porte dans l’existence. La Parole, par qui l’univers existe, me donne la parole. Alors je puis parler à mon tour. Ce qui n’est pas sans rapport avec ce que les enfants s’entendent dire parfois par leurs parents : « Tais-toi. Tu parleras quand on te donnera la parole. » Du reste, les mœurs de nos modernes sociétés ayant tendance à s’infantiliser,  il faudrait aussi le répéter dans les cercles d’adultes !

La parole est un don. Un don que je puis bien ou mal utiliser. Nous lisions dimanche dernier un extrait du ch. 3 de la Lettre de Jacques . Or ce même chapitre commence par une tirade d’anthologie sur la langue – cette langue dont nous disions plus haut que l’évolution humaine lui avait conféré de nouvelles fonctions ! Eh ! bien, commente la Lettre de Jacques (dont nous poursuivons la lecture aujourd’hui), « la langue est un petit membre … qui peut se vanter de produire de grands effets » : elle peut servir à « bénir » (benedicere signfie littéralement « bien-dire », « dire du bien ») ou à « maudire » (soit « dire du mal »). Mal parler.

Or il y en avait un, dimanche 6 septembre (23ème dimanche), qui parlait mal. L’évangile de Marc précise que le sourd-muet est en fait un homme qui « parle difficilement » (Mc 7, 32). Alors le Seigneur le recrée, il l’ouvre : « Effata ». « Ses oreilles s’ouvrirent ; aussitôt sa langue se délia, et il parlait correctement. » (Mc 7, 35) Or le parler correct, qu’est-ce sinon le benedicere, le « bien-dire », le « bénir », la parole de louange ? La parole de sagesse, dont la même Lettre de Jacques nous entretenait dimanche dernier, parole de sagesse qui est « paix, tolérance, compréhension… pleine de miséricorde » (Jc 3, 17). La parole qui reconnaît l’autre, l’aide à vivre, le soutient dans l’existence (alors nous devenons à notre tour créateurs), reconnaît ce qu’il y a de vrai, de bon et de bien en lui. Bénir, au lieu de réduire l’autre – que je connais trop parce chaque jour je suis  à ses côtés, mais que je connais mal ou de manière très partielle –  à ses limites et à ses faiblesses ; ce qui est une « malé-diction », un mauvais dire, une mal-disance/médisance.  Passer du mal-dire au bien-dire, de la malédiction à la bénédiction : un exercice quotidien. Chaque jour j’ai besoin de réentendre l’  « Effata » de mon baptême. Ouvre-toi, écoute, alors tu recevras la parole qui te fera bénir l’autre, et tout ce qu’il y a de vrai, de bien et de bon dans le monde que tu habites.

L’être humain est appelé à devenir un parlant, un homme de parole. Je me reconnais baptisé, disciple de Celui qui est « la » parole – Christ est en effet la parole que Dieu donne au monde, l’unique, celle-là seule qui conduit notre monde à son accomplissement – quand je me souviens que j’ai été plongé dans cette parole, alors je prends conscience que mon statut de chrétien rejoint pleinement la vérité de l’homme.  Baptisé dans la parole, j’apprends à parler correctement (cf. le sourd-muet), à ne point parler pour ne rien dire –  comme l’Apôtre Pierre qui, dimanche 13 septembre (24ème dimanche), ne se rendait pas compte des conséquences de sa parole à l’endroit de son Seigneur, ne mesurait pas du tout combien sa déclaration était vide. Celui qui est la parole m’apprend encore à ne pas proférer de paroles vaines ou jalouses voire qui détruisent l’autre – comme les Douze qui discutent entre eux pour savoir qui est le plus grand (cf. l’Evangile de dimanche dernier).

Enfin Celui qui est la Parole m’immerge tellement dans celle-ci qu’elle me fait prophète. C’est en effet une des lignes qui joint la 1ère lecture de ce dimanche à l’Evangile. Et il s’agit ici, non pas tant de mots ou de phrases qui annonceraient l’avenir. Le prophète disciple du Christ n’est pas  un devin ; mais un homme qui agit, œuvre pour le monde à venir, prépare le Royaume par ses actes, un homme d’espérance qui libère son frère du « mauvais esprit » (cf Mc 9, 38). Nous en rencontrons certainement autour de nous, de ces hommes et de ces femmes qui aident les autres à traverser la crise économique, qui accompagnent celui ou celle qui sombre dans la dépression, qui consolent un ami dans le deuil.  Ces inspirés qui savent « la parole et le geste qui conviennent pour soutenir le prochain dans la peine ou dans l’épreuve » (comme nous le redirons dans la Prière eucharistique). Inspirés, oui, prophètes dans leur milieu de vie.

Un petit détail encore. Dans l’Evangile d’aujourd’hui, Jésus précise que ces prophètes n’appartiennent pas nécessairement au groupe des Douze. Traduisons : ils ne sont pas nécessairement du club de notre Eglise. Ils sont toutefois baptisés, par quelque coin de leur cœur, dans la même parole que nous.  L’ « Effata » divin les traverse ; ils sont ouverts. De cette ouverture du cœur qui nous permet de demeurer dans le bien-dire en tout temps, quelles que soient les circonstances de la vie, dans ce parler de bénédiction qui nous accomplit et fait vraiment de chacun un homme ou une femme de parole.

 

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