Messe du 25e dimanche ordinaire

Christophe Wermeille, à l’église St-Marcel, Delémont, le 22 septembre 2002.

Lectures bibliques : Isaïe 55, 6-9; Matthieu 20, 1-16

 

Un autre regard

C’est l’histoire de deux pièces d’argent, des jumelles. Frappées le même jour sur les presses du monnayeur, elles s’étaient liées d’amitié. Collées l’une contre l’autre, durant de longues années, dans la bourse de leur propriétaire, elles avaient eu le temps de se connaître et de s’apprécier. Il faisait bon, bien au chaud, dans ce porte-monnaie, à l’abri de la poussière et de l’usure du temps. Mais l’une comme l’autre, savaient bien que ce temps béni risquait de ne pas durer éternellement.

Un beau jour, de grand matin, ce qui devait arriver, arriva… Le propriétaire attacha solidement sa bourse à sa ceinture et fit route vers la place du village…

A chaque pas de leur maître, nos deux pièces d’argent étaient ballottées de gauche et de droite, dans leur porte-monnaie: « Que va-t-il nous arriver ? » se demandaient-elles, inquiètes pour leur sort…

Soudain, elles entendirent le propriétaire parler affaire avec la foule de gens qui semblait s’être agglutinée alentours :
« C’est entendu : une pièce d’argent pour votre journée de travail ! A ce soir ! …et bonne journée ! »
« Je crois que notre sort est jeté, pensa la première pièce, un brin soucieuse ». « Peut être que ce sera l’occasion de connaître autre chose que cette bourse bien étroite, pensa la deuxième, pour se rassurer… »

Marché conclu, le maître rentra à la maison. Mais quelques heures plus tard, voilà qu’il sortit de nouveau pour engager d’autres travailleurs : « Allez vous aussi à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste ».
Et la journée s’écoula ainsi, rythmée par l’engagement successif de nouveaux ouvriers.
Vers cinq heures, malgré l’heure avancée, le maître proposa encore de l’embauche à ceux qu’il avait trouvés sans travail.

Blotties au fond de leur bourse de cuir, nos deux pièces d’argent avaient vécu intensément cette journée décisive de leur vie. Elles savaient que l’heure du grand saut dans un monde inconnu était imminente. Et en effet, tout se passa très vite : la main du propriétaire les empoigna fermement pour les distribuer… « Adieu, et bonne chance ! » se crièrent-elles mutuellement, avant de se quitter.

Les semaines s’écoulèrent et voilà qu’au hasard des échanges, nos deux pièces d’argent se retrouvèrent dans la bourse d’un commerçant…
– Eh, bonjour toi ! Tu m’as l’air bien radieuse ! cria l’une d’entre-elles.
– Ah… oui ! La vie dans le monde est vraiment magnifique, répondit sa copine.
– Tu trouves ?
– Oh oui ! Si tu savais ce qui m’arrive… ! Lorsque je t’ai quittée, l’autre jour, je me suis retrouvée dans la paume de mon nouveau propriétaire. Tu aurais dû voir son regard. Avec admiration, il m’a contemplée durant de longs instants. Jusqu’alors, je ne connaissais que les parois étroites d’une bourse bien sombre… et voilà qu’en une seconde j’étais devenue soudainement le centre du monde.
Mon nouveau maître débordait de bonheur de me sentir entre ses mains. Pour la première fois de ma vie, j’avais l’impression d’exister. Le regard de cet homme me faisait vivre !

J’ai appris plus tard que plus personne ne l’avait embauché depuis bien longtemps. Alors, le matin, quand les autres hommes du village partaient pour trouver de l’embauche, il ne sortait même plus de chez lui. A quoi bon ? Se faire humilier, une fois de plus, parce que son travail n’était pas assez rentable ? Non, il en avait assez.

C’est tout par hasard que ce soir-là, quelqu’un lui a proposé du travail. A 5 heures, inespéré ! Alors, quand il m’a reçue dans le creux de sa main, il n’en croyait pas ses yeux: un denier ! Le prix d’une journée de travail. Il n’avait plus vu ça depuis bien longtemps. Et lui qui n’avait travaillé qu’une petite heure !

– Tu en as de la chance d’avoir été reçue avec une telle admiration, rétorqua la deuxième pièce de monnaie. Moi aussi, je m’étais réjouie de cette sortie au grand jour : « Enfin je serai reconnue pour ce que je vaux ! » me disais-je, impatiente.

Mon désespoir fut à la hauteur de mes attentes déçues. Au lieu de mains accueillantes et d’yeux admiratifs, c’est la poussière du sol qui fut mon comité d’accueil…
Quelques instants plus tard, je sentis une main vigoureuse s’emparer à nouveau de moi, et me projetter, violemment, dans un vieux porte-monnaie frippé.

Il me fallut du temps pour comprendre ce qui s’était passé… Notre ancien maître venait de me donner à un ouvrier qui avait travaillé toute la journée. En me voyant, celui-ci, me jetta par terre, comme un vulgaire déchet. Il était furieux. Il avait imaginé recevoir davantage…
Un denier, c’est pourtant bien ce qui avait été convenu, le matin. Le maître avait été correct. Moi, j’étais surprise et choquée. Et avec tout ça, pleine de griffures et de poussière mais une phrase du maître est restée gravée dans ma mémoire: « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront derniers ».

Si les pièces de monnaie pouvaient parler, frères et sœurs, elles nous auraient peut-être livré cet autre regard sur la parabole des ouvriers de la dernière heure.

Une parabole a toujours pour objectif de nous inviter à regarder autrement notre monde, et plus encore notre propre réalité quotidienne. « Mes pensées ne sont pas vos pensées, et mes chemins ne sont pas vos chemins » nous rappelait tout à l’heure le Seigneur, par la bouche du prophète Isaïe.

Notre connaissance partielle de la réalité, nous fait naturellement réagir lorsque nous voyons le maître récompenser pareillement celui qui n’a travaillé qu’une heure comme celui qui a oeuvré toute une journée. Conduits par notre sens aiguisé d’une justice égalitaire, nous considérons l’attitude du maître comme profondément injuste.

Et si, frères et sœurs, comme les pièces de monnaie, nous regardions la scène sous un autre jour ?

-Ne trouverions-nous pas injuste que des personnes restent sans travail ?
-Ne trouverions-nous pas déplacé que l’on puisse réclamer plus d’argent au maître alors qu’il a donné ce qui avait été convenu ?

Notre regard, frères et sœurs, a la capacité de donner vie comme de détruire. C’est l’expérience de nos deux pièces, d’égale valeur. L’une est admirée, l’autre piétinée.

Puisse leur histoire nous inviter à regarder autrement notre quotidien. Libérés de nos inquiétudes et de nos préjugés nous apprendrons à voir le monde avec les yeux de Dieu : d’une bonté sans mesure. Ainsi les derniers pourront encore être premiers. Il n’est jamais trop tard pour aimer. Amen.

 

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