Messe du 25e dimanche ordinaire avec le pèlerinage du Jubilé à Rome

 

 

 

Cardinal Henri Schwery, le 24 septembre 2000 à Rome
Lectures bibliques : Sagesse 7, 27 à 8, 9; Romains 14, 17-19; Matthieu 19, 27.29

Chers pèlerins Suisses romands à Rome,
Chers pèlerins du cœur qui nous accompagnez par le truchement des ondes de la RSR, chers frères et sœurs,
Nous voici donc à Rome en cette année du Grand Jubilé 2000. Cette ville, riche de tant de merveilles séculaires, vous l’avez peut-être déjà admirée sur photos. Mais en rentrant chez vous, vous en parlerez en témoins oculaires. Et c’est tout autre chose !

Vous reconnaissez aussi Rome comme le diocèse de l’Apôtre Pierre et de son successeur actuel Jean Paul II à propos duquel les médias ont transmis tant de portraits et de commentaires. Mais après l’avoir rencontré, comme tous les témoins qui nous ont précédés, vous en parlerez autrement.

Durant ce pèlerinage du Jubilé des Eglises diocésaines de Suisse, nous avons désiré cette messe radiodiffusée pour nous unir aux pèlerins du cœur, à tous ceux qui n’ont pas pu nous accompagner à Rome. En cette veille de la fête de saint Nicolas de Flue notre patron national, je vous propose de réfléchir à ce qu’il peut y avoir de commun à ces trois réalités: – à la ville de Rome et à ses monuments, – au rôle du Pape au service de l’Eglise – et à l’étonnante destinée de Nicolas de Flue. Je vous le propose en une phrase : « Change ton regard et ta vision changera ».
Nous savons bien qu’il y a une différence entre « voir » et « regarder ». Par exemple, comment voit-on un agneau ? – Cela dépend ! Le regard du berger en fait un innocent, faible et aimable, qui a besoin de protection. Mais le regard du loup n’y voit qu’une bonne occasion de tuer sans risque et de s’offrir un bon repas. Chez l’être humain, par exemple, nous savons reconnaître un amoureux car il est évident que l’amour modifie le regard.

Jésus nous l’a enseigné et souvent répété en d’autres termes. L’amour fait de nous des hommes au regard nouveau. Et quand le royaume de l’amour sera pleinement instauré, quand la jalousie, la haine et les mesquineries de ce monde auront passé, dans un monde par conséquent nouveau où l’Amour sera comme l’air qu’on respire, alors, nos yeux aussi seront nouveaux. Notre regard sera celui-là même de la Sagesse, « des amis de Dieu et des prophètes ».

Le soleil fait toutes choses nouvelles. On le remarque surtout lorsqu’un matin il paraît enfin après plusieurs jours de brouillard et de pluie. La Parole de Dieu qu’on vient de lire dit précisément que la Sagesse est plus belle que le soleil … que, si on la compare à la lumière du jour, on la trouve bien supérieure, car le jour s’efface devant la nuit, mais contre la Sagesse, le mal ne peut rien.

Le loup n’y peut plus rien parce que le regard de l’agneau est devenu fort de la force des héritiers du Royaume nouveau. On est dans un autre monde, on vit selon une toute autre échelle des valeurs. Saint Paul demandait précisément aux Romains de savoir distinguer les deux mondes, celui d’ici-bas et celui de notre destinée éternelle, et par conséquent de corriger notre échelle des valeurs : le Royaume de Dieu ne consiste pas en des questions de nourriture et de boisson, de profit égoïste et immédiat.

Frères et sœurs, ne lisons pas trop rapidement la Parole de Dieu. Laissons à chaque mot le temps de pénétrer en nous. Ainsi dans l’évangile que nous venons de lire, une porte merveilleuse nous est ouverte sur nos familles. Cette porte a une clef. Si l’on ne prend pas garde à la première phrase de Jésus, c’est comme si l’on avait perdu la clef de son foyer. Ce serait alors la stupéfaction : comment comprendre que Dieu a créé la famille et le couple, et l’amour des époux tout comme l’amour maternel, paternel ou filial … pour nous faire dire ensuite par son propre Fils qu’il faut claquer la porte et tout plaquer ?

La clef, la voici : Vraiment, je vous le dis : quand viendra le monde nouveau… Donc quand le Royaume du Christ Ressuscité s’établira définitivement, quand l’Amour aura le premier et le dernier mot, alors tout homme qui aura quitté à cause de mon nom, une famille ou une terre, recevra beaucoup plus, et il aura la vie éternelle.

Il aura la vraie vie, car il aura ce regard qui, plus efficace que le soleil, réchauffera toutes choses, vaincra le mal comme par enchantement, fera de tout homme un ami. Ce sera, à travers nos yeux, le regard même de Dieu qui revoit toute sa création et en particulier ses enfants avec les yeux qui sont les siens, ceux d’un Père.

Chers frères et sœurs, ces textes de la fête de Nicolas de Flue éclairent de façon convaincante une vocation peu commune. Un homme aussi engagé que Nicolas, un époux, un père de famille, comment peut-il tout abandonner au nom d’un appel venu d’En-Haut ? Et ce Dieu qui s’est incarné, qui s’est donné une mère, des amis, un pays, comment peut-il nous inviter ensuite à mépriser tous ces dons du Père ?

Or voici que j’ai lâché le mot qu’il ne fallait pas : « mépriser ». C’est un grave malentendu. Jésus ne demande pas à ses disciples de mépriser leurs avoirs, leur chez-soi et leur famille. Il demande de « quitter », de prendre du recul. Il faut corriger, quitter le regard que ce monde tente de nous imposer. Essayons de répondre en notre âme et conscience : Quel regard les médias et la TV nous proposent-ils sur la Ville éternelle ? et sur un Jean Paul II qui apparaît tout autre à qui le rencontre de près ? Quel est le regard du monde actuel sur la sensualité et sur l’amour humain ? sur la famille ? Quel regard as-tu eu pour ta femme, ton époux ce matin ? Quel est ton regard de fils, de fille ? Ton regard d’ouvrier, ton regard de propriétaire ?

Jésus nous le répète : change ton regard ! Quitte donc ce regard de convoitise, de haine, ou de mépris, et tu parviendras à la vraie vie. Dès maintenant ! Il convient donc de ne pas oublier la clef et d’entendre correctement. Jésus demande de quitter, et non de mépriser. Vérifiez donc le contexte de l’évangile. Ainsi Marc dit explicitement ceci : Personne n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Evangile, sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et dans le monde à venir la vie éternelle (Mc 10,29-30).

Il ne s’agit donc ni de fuir ni d’abandonner, mais de quitter à cause de moi et de l’évangile, de gagner ce regard des béatitudes qui place toutes choses sur une autre échelle des valeurs. Et Jésus promet un résultat étonnant. Mais ce n’est pas une « compensation » c’est-à-dire une autre chose reçue en échange. C’est la vie éternelle, certes. Mais c’est aussi déjà une efficacité immédiate : « maintenant, en ce temps-ci ».

Regarde les choses autrement, et elles seront autres dès maintenant.
Pensez-vous vraiment, frères et sœurs, que la femme et les enfants de Nicolas de Flue aient été très malheureux ? L’histoire ne nous le rapporte pas. Qu’ils aient été tristes et abasourdis comme devant un mystère, sûrement ! Mais malheureux ? non, j’en suis sûr. Dorothée et les siens ont dû se sentir plus aimés que jamais par un Nicolas dont le regard était devenu si transparent que la Trinité même s’y reflétait.

Pardonnez-moi encore la dureté d’un exemple peut-être plus évident : Combien de familles ne souhaiteraient-elles pas que tel de ses membres s’en aille, plutôt que de terroriser les siens et de leur imposer sa présence d’homme brutal, ivrogne, égoïste ? Cela est humain, compréhensible : on serait mieux sans la persistance de ce regard méchant sur nous et parmi nous ! Mais imaginons une autre solution. Et si au lieu de ce regard-là un autre regard, positif, aimable et aimant, pouvait habiter subitement le membre ingrat de la famille ? – ne serait-ce pas le bonheur ? dès maintenant ? Nicolas de Flue avait déjà un regard chrétien, aimant et généreux lorsqu’il a choisi d’entendre la parole du Seigneur au pied de la lettre. Il a tout « quitté » dès ici-bas. Mais pas seulement dans l’attente d’un bonheur futur ! Il a vécu ce que disent les Ecritures : J’ai résolu d’amener la Sagesse à partager ma vie, car je savais qu’elle serait ma conseillère dans le bonheur. Non seulement dans les soucis quotidiens de ce monde. Mais aussi dans le bonheur en ce monde ! en attendant l’autre, le bonheur définitif dans la plénitude de la vie éternelle, dans ce monde nouveau que Jésus annonce.

Frères et sœurs, après 2000 ans d’histoire chrétienne, comment regardons-nous le monde que le Créateur nous a donné à cultiver et à transformer ? En défaitistes ? ou bien avec respect ? avec le souci du partage et de la justice ? – comme nous le proposent tous les actes, documents, manifestations et prières du Grand Jubilé. Et après 2000 ans de christianisme, comment regardons-nous les hommes que le Seigneur a rachetés et sauvés ? Comme des concurrents, des immigrés surnuméraires, ou des idéologistes dangereux ? ou bien comme des frères et des sœurs à aimer, à qui nous demandons pardon et à qui nous offrons notre pardon. Jésus le premier a pardonné. Pierre l’a imité. Et ses successeurs sur le siège de Rome continuent inlassablement de nous prêcher Jésus Christ. En cette année du Grand Jubilé, du milieu de cette ville de Rome au passé antique des plus glorieux, dans une petite cité construite sur le lieu du martyre et sur la tombe de Pierre, notre Saint Père donne l’exemple et nous appelle à aimer vraiment. Ceci n’est possible que si nous changeons notre regard. Sur les choses, sur l’histoire et sur les personnes. Comme des amoureux pour qui les matins les plus brumeux n’ont jamais nié le soleil. Comme les amis de Dieu pour qui la Sagesse est bien supérieure et plus belle encore que le soleil. Amen.

 

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