Messe du 23ème dimanche ordinaire

 

Père Guy Musy, à la chapelle Notre-Dame des Marches, Broc, FR, le 5 septembre 2010
Lectures bibliques : Sagesse 9, 13-18; Philémon 9, 10-17; Luc 14, 25-33 – Année C

Dans un village proche d’Avenches, les touristes se pressent dans un musée romain et se pâment devant les mosaïques qui tapissaient autrefois le sol de la villa d’un riche propriétaire terrien. Ce dernier était sans doute un de nos lointains ancêtres. Les visiteurs passent très vite devant une série d’anneaux de fer qui témoignent de la présence dans cette villa d’esclaves agricoles que l’on attachait la nuit, comme du bétail humain. Ici même, dans cette chapelle des Marches, un vitrail  expose d’autres chaînes : celles d’un esclave chrétien, arraché miraculeusement à des corsaires barbaresques.

Pourquoi cette référence à l’esclavage ? Je me laisse guider et inspirer par la deuxième lecture de ce dimanche qui nous situe au cœur même de cette infamie qui a  été l’objet de débats passionnés au cours de notre histoire européenne. Ici, les protagonistes sont deux chrétiens : l’apôtre Paul et son ami Philémon, un riche citoyen qui avait des esclaves à son service. L’objet du conflit – si j’ose dire – est un certain Onésime, un esclave appartenant précisément à Philémon. Rien ne s’opposait alors que des chrétiens puissent posséder des esclaves. Cette pratique était absolument légale, héritée d’une longue tradition, protégée par des dispositions juridiques, assorties de peines sévères en cas d’infraction

Un jour donc, notre Onésime s’enfuit de chez son maître Philémon  et se réfugie chez Paul. L’un et l’autre courent de sérieux risques. Paul peut être accusé de recel pour avoir caché chez lui un bien qui ne lui appartenait pas. Quant au pauvre Onésime, il était menacé du dernier des supplices, réservé aux esclaves fugitifs. Pour sortir de cette situation extrêmement dangereuse, Paul renvoie Onésime à son propriétaire légitime, avec ce merveilleux billet dont nous venons d’entendre la lecture. L’apôtre supplie Philémon et même lui ordonne au nom de leur amitié commune de recevoir Onésime avec bienveillance, non plus comme une vulgaire marchandise ou une tête de bétail, mais comme un frère en humanité. Bien mieux, comme un frère en Christ. Entre-temps, il est vrai, Paul avait profité du séjour du fugitif dans sa maison pour le catéchiser et le baptiser.

Cette histoire est un exemple de la façon dont la foi chrétienne parvient à supprimer des pratiques inhumaines contraires à l’Evangile, même si une majorité les trouve normales et même légales. Cette révolution se passe sans violence, avec patience et douceur. Elle se fonde sur les principes fondamentaux de notre foi. En l’occurrence, le fait que tous les humains sont des frères en Christ, parce que tous sont fils du même Père et que tous, par conséquent, doivent être traités avec la même dignité. Cette conviction fut assez forte pour mettre fin à l’esclavage, malgré la tradition et la loi qui le protégeaient, malgré surtout le profit financier qui l’excusait.

Tout le monde sait que l’éradication de l’esclavage ne s’est pas fait en une seule journée. Il fallut attendre le dix-neuvième siècle pour que les dernières nations chrétiennes mettent fin à cette odieuse pratique. Que de patience a-t-il fallu mettre en œuvre pour que les yeux s’ouvrent enfin à la lumière de l’Evangile ? Je n’en donne qu’un exemple. Visitant un jour l’île de Gorée au large du Sénégal d’où étaient embarqués vers les Amériques des hommes, des femmes et mêmes des enfants, je me suis choqué de repérer dans le même périmètre une ancienne église catholique où se réunissaient pour la messe les marchands de chair humaine. Ces gens se disaient chrétiens, mais n’éprouvaient pas le moindre scrupule sur la moralité de leur trafic. Leur commerce était absolument légal. Légal oui, sans doute. Mais certainement immoral.

Ce genre de contradiction n’a pas disparu de nos jours. Des dispositions financières ou bancaires ont pu être considérées pendant des décennies comme des opérations légitimes ; elles s’avèrent immorales aujourd’hui. Je pourrais en dire autant de la tolérance et même de la légalisation de la prostitution – pour ne pas parler d’autres dérives éthiques – qui tentent à devenir des pratiques banales et largement acceptées par la majorité de nos concitoyens. Le fait qu’elles soient approuvées par une majorité, et de ce fait légalisées, ne signifie pas encore qu’elles soient conformes à la dignité humaine, du moins à la dignité telle que l’entendent les chrétiens. Je pourrais en dire autant de l’excision ou de la polygamie, pratiques enracinées dans le droit coutumier et qui ont pu cohabiter longtemps avec le christianisme en terre de mission.

Au milieu de telles contradictions, il est bon de relire le Billet de Paul à Philémon. Il nous apprend à élaborer notre feuille de route éthique. Nous ne partirons pas en croisade contre l’ennemi. Rien ne sert d’organiser des attentats contre les hôpitaux qui pratiquent l’avortement. Pas plus productives sont les déclarations fulminatoires contre les mariages homosexuels. Mais il nous appartient d’abord, à nous chrétiens, d’approfondir notre foi pour renouveler nos mentalités et nos comportements. Relisons d’abord notre Evangile et sachons en tirer d’abord pour nous-mêmes toutes les conséquences. Notre exemple fera tache d’huile et gagnera nos contemporains. Ce que nous réprouvons aujourd’hui verbalement finira bien par retrouver ce qui pour nous est l’axe du bien. Seul notre exemple peut être communicatif et convaincant. Il n’y aurait pas de prostitution s’il n’y avait pas de clients  pour y recourir et si toutes les femmes avaient les moyens de vivre décemment et si toutes étaient honorées  et respectées. Nous ne faisons la guerre à personne, si ce n’est à notre indolence et à notre paresse à ne pas vivre en conformité avec l’Evangile..

Quant aux autres personnes qui ne partagent pas nos  convictions et avec lesquelles et au milieu desquelles nous devons bien vivre, l’apôtre Pierre nous exhorte à leur témoigner ce qu’il appelle « notre espérance », mais il ajoute : « que cela se fasse avec douceur et respect ».

J’ai commencé par évoquer des chaînes et des entraves. Les pires sont celles qui nous emprisonnent nous-mêmes, celles qui nous enferment dans nos peurs et nos silences et musellent notre témoignage. Ces chaînes-là sont nocives et paralysantes.  Mais il  en est d’autres qui sont utiles : celles qui nous empêchent de mordre, comme des chiens enragés, ceux qui ne pensent ni agissent comme nous. Toutefois, le devoir de réserve et de respect ne signifie pas la mort de nos convictions et de nos libertés de les exprimer.

Entre ces deux exigences, l’Esprit nous apprend à naviguer. Le plus souvent à vue. Alors, bonne route et bonne traversée ! Et que Notre-Dame, étoile de la mer, nous serve de guide sur ces eaux agitées ! Surtout, si nous n’avons pas le pied marin.

 

 

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