Messe du 19e dimanche ordinaire

 

 

Père Pierre Guérig, à Notre-Dame de la Route, Villars-sur-Glâne, le 13 août 2006
Lectures bibliques : 1 Rois 19, 4-8 ; Ephésiens 4, 30-5, 2 ; Jean 6, 41-51 – Année B

Le Pain de Vie

Jésus se présente comme le “Pain de Vie”. Le pain est synonyme d’aliment, de nourriture, et même plus globalement de tout bien nécessaire à la vie. Le pain est certes le résultat du travail humain, mais à partir de ce que la nature produit elle-même.

Pain qui permet la Vie, le Christ se situe à l’origine de tous les biens qui permettent la vie. Ainsi donc les biens de la terre ne nous appartiennent pas en propre : nous en sommes responsables comme administrateurs. Nous avons, ensemble, à les administrer afin qu’ils soient répartis avec équité entre tous les hommes qui peuplent la terre, et de plus en pensant aux générations à venir.

La réalité est malheureusement bien éloignée de cette perspective : notre société, et l’idéologie qui la sous-tend, au lieu de reconnaître que la terre et ce qu’elle peut produire, est don de Dieu à l’humanité pour lui assurer son existence, s’est érigé le droit d’accaparer les biens entre un tout petit groupe de possédants, au détriment de la très grande masse, laquelle est simplement utilisée en vue d’augmenter encore ce qui est déjà accaparé.

Cela me fait penser à un père qui répartirait ses biens entre ses cinq enfants, faisant appel à leur sens de la fraternité et de la responsabilité; mais au lieu que chacun reçoive sa part comme prévu, l’un d’entre eux accapare la totalité des biens reçus, et par la force, met ses autres frères à son propre service, afin que les fruits de leur travail augmentent encore les biens qu’il leur a déjà volés…

Certains penseront peut-être qu’il s’agit là de questions qui n’ont rien à voir avec la foi. Mais la foi ne nous situe nullement à l’extérieur de la réalité humaine et sociale; l’authentique relation à Dieu nous plonge au contraire au coeur même de toute la réalité humaine. Il ne peut y avoir de relation vraie à Dieu, sans qu’il y ait construction de la justice et de la fraternité entre les hommes.

C’est ce que va constamment rappeler le grand courant prophétique qui traverse l’Ancien Testament. Ainsi par exemple le prophète Amos :

Vous avez changé le droit en poison, et vous traînez la justice dans la poussière.
Écoutez ceci vous qui vous acharnez sur le pauvre, vous qui essayez d’éliminer les gens sans ressources ;
Moi, qui déteste votre arrogance,
– je changerai le cours des choses,
– je convertirai votre richesse en deuil,
– et tout ce que vous avez amassé sera détruit…
(Extraits d’Amos chap. 5, 8 et 9)

Jésus va se situer dans cette même ligne prophétique, dénonçant l’exploitation, l’injustice, en un mot tout ce qui empêche l’homme, particulièrement les plus démunis, de vivre dans sa dignité. Jésus non seulement annonce cette bonne nouvelle, spécialement aux pauvres et aux exclus, mais il réalise cette bonne nouvelle :

Je suis venu pour
– annoncer la bonne nouvelle aux pauvres…
– proclamer à ceux qui sont injustement captifs leur libération
– renvoyer les opprimés en liberté
(Luc 4/18)

et plus tard il précisera encore :

“Nul ne peut servir deux maîtres ; ou bien il haïra l’un et s’attachera à l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent (Matthieu 6/24)

Mais, sourde et aveugle, notre société tourne en dérision la référence à un Dieu d’amour et de tendresse comme son fondement, pour lui substituer une idole sortie de ses mains, comme dans le passé le veau d’or ; un dieu devant lequel l’homme moderne s’agenouille : le profit et l’augmentation des bénéfices. Avec une arrogance sans nom, chaque jour elle nous assène les nouveaux profits, en milliards de dollars, de telle banque, telle société, telle individu dont les ressources personnelles dépassent celles de nombreuses nations pauvres. Accumulation de milliards pour quelques-uns, pauvreté et misère pour les trois quarts de la population mondiale. Ce qui devrait être sujet de réprobation, parce que piétinant la justice et la solidarité humaine, devient au contraire source d’admiration et si possible de modèle à imiter.

Chose encore plus choquante : c’est dans le sous-continent latino-américain, le plus catholique du monde, que l’exploitation et les injustices sont les plus grandes. Au Honduras où je vis, quelques familles riches et puissantes contrôlent aussi bien l’économie que les gouvernements qui sont à leur service. Ceux qui essayent de s’y opposer, simplement on les élimine, sans qu’aucune justice n’aboutisse, car si un juge avait l’audace de prendre une position claire, il serait à court terme évincé, voire tué.

Un exemple de ces situations difficiles. Il y a quelques semaines, juste avant de revenir du Honduras, je donnais une retraite aux prêtres d’un diocèse et à leur évêque. Un des prêtres, très engagés auprès des paysans les plus pauvres, a été menacé de mort en raison de son appui à ceux qui sont sans défense. Son évêque reçoit quant à lui, de fortes pressions, aussi bien du petit groupe de familles puissantes comme du gouvernement, pour qu’il retire ce prêtre du diocèse. Au vu de ses hésitations, j’ai essayé de lui montrer la différence entre faire de la politique, et prendre la défense, au nom de l’Évangile, des milliers de familles de paysans qui vont se retrouver sans aucune ressource naturelle pour vivre. Jusqu’ici ce prêtre a pu échapper à plusieurs embuscades, grâce à la compréhension et l’aide d’un officier de l’armée, chrétien cohérent. Mais, déroulement presque inévitable de cette logique : très récemment ils ont tué cet officier intègre, donc gênant à leurs yeux, qui laisse une jeune épouse et plusieurs enfants en bas âge. Comme me disait le prêtre : “moi je suis prêt à mourir ; ce qui m’est insupportable c’est qu’ils tuent ceux qui m’aident… Dois-je, pour éviter que d’autres passent par le même sort, abandonner la lutte, mais quel sera alors le sort de ces milliers de familles sans ressources pour survivre ?…”

Face à l’ivresse du gain, tous les moyens sont légitimes pour augmenter ces gains, et dans cette logique la vie humaine n’a plus le moindre prix. “Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent”.

Au vu de ces situations d’exploitation, d’injustice et de violence, qui se retrouvent un peu partout sur la planète, doit-on sombrer dans le défaitisme ? Ce fut l’attitude des deux disciples d’Emmaüs qui après la mort de leur maître, estimaient que tout se terminait par un échec total, sans la moindre issue positive. Mais Jésus ressuscité, les ayant rejoint, leur fit comprendre que seule la foi dans sa résurrection permettait une compréhension et interprétation adéquate de la réalité.

Lorsque l’on refuse Jésus-Christ comme le Pain de vie, comme la source et le maître de tout bien et de toute vie, l’exploitation, l’injustice, la violence et la mort sont hélas des réalités. Mais elles ne sont que l’avant dernier acte, et non le dernier, car en dernière instance, l’amour ressuscité et vivant parmi nous aujourd’hui, est plus fort que la haine, la vie est plus forte que la destruction et la mort.

Certains penseront peut-être qu’il s’agit là de quelques belles paroles pieuses, mais sans contenu réel. Pour moi il s’agit au contraire d’une réalité quotidienne : c’est la force d’amour qui, dans le contexte qui est le mien, permet à ce prêtre de continuer à défendre les plus pauvres malgré les menaces de mort, ou au cardinal Rodriguez de continuer à présider la commission anticorruption malgré, là aussi, des menaces de mort, ainsi que tant d’autres prêtres, religieux/religieuses et laïcs honduriens qui malgré les risques, n’abandonneront jamais leur lutte pour la dignité de l’homme créé à l’image de Dieu.

Ainsi dans cette perspective, un évêque du Salvador, mgr Oscar Romero, a été assassiné par l’armée en raison de sa défense du peuple sans défenses. Mort et enterré. Cela s’est passé il y a 26 ans. Seulement voilà, chaque année, pour l’anniversaire de sa mort, des milliers et des milliers de personnes, surtout des jeunes, se réunissent de toute l’Amérique Centrale. Pour pleurer ? Non, au contraire, pour chanter et danser, pour fêter le cadeau plein de vie que leur a laissé leur évêque, ce compagnon de route dont ils sont si fiers, et dont ils continuent la route dans la même direction.

Lui-même n’avait-il pas dit explicitement quelques mois avant son assassinat :
“Que peut me faire la mort ? Rien; la mort n’a aucun pouvoir sur ceux qui donnent leur vie pour le peuple. La voie de la justice, personne ne peut la tuer. Ma voie disparaîtra, mais ma parole, qui est Jésus-Christ, restera dans les coeurs de ceux qui ont désiré la recevoir”.

Jésus-Christ a raison : le Pain de Vie ne meurt pas.

 

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