Messe du 16ème dimanche ordinaire


Père Jean-René Fracheboud, au Foyer de Charité « Dents du Midi », Bex, le 22 juillet 2001

Lectures bibliques : Genèse 18, 1-10; Colossiens 1, 24-28; Luc 10, 38-42

Elles sont connues comme le loup blanc, ces deux femmes, ces deux visages, Marthe et Marie ! A Béthanie, leur maison est célèbre, Jésus venait les visiter tellement souvent, il appréciait la chaleur de leur accueil. Elles sont connues loin à la ronde, depuis que Jésus a rendu la vie à leur frère Lazare en l’arrachant au tombeau. Elles sont connues comme le loup blanc, Marthe et Marie !

Je les connais très bien, trop bien, Marthe et Marie, parce que je les rencontre tous les jours, non pas sur les chemins de Palestine, hier, autrefois, mais ici et maintenant dans ma propre vie, dans ma propre histoire, dans l’aujourd’hui de mes choix et de mes décisions. Elles me collent au coeur et au corps, elles sont ma vie et ma respiration. Je les connais si bien.
Je connais Marthe, c’est tout moi dans la multiplicité de mes tâches, de mes affaires, de mes engagements. J’ai tant à faire, à réaliser, à entreprendre, à organiser, à penser… mon agenda déborde.

Je connais aussi très bien Marie. Elle est plus rêvée que réelle en moi. C’est tout moi dans ma dimension nostalgique rêvant à plus de calme, plus d’équilibre intérieur, plus de sérénité, plus de paix, plus de ceci, et de cela. Marie est plutôt présente en moi comme un désir, une aspiration, une orientation, mais toujours contredite par les impératifs du moment, les contraintes multiples, les assauts des évènements.

Je connais bien, Marthe et Marie; elles sont en moi comme elles sont en vous. Mais, aujourd’hui, je me réjouis parce que Jésus est là , à notre rencontre. Parce que Jésus est là, présent, vivant, vivifiant, quelque chose de grand, de très grand se prépare: une révélation, une bonne nouvelle, un évangile, une épiphanie de lumière et de gloire.
Marthe, la maîtresse de maison, la maîtresse de mon temps, de mon agenda et de mon coeur, réagit la première, et au quart de tour, devant la présence de Jésus. O Seigneur, cela ne te fait rien ?
Ma soeur me laisse seule à faire le service.
Dis-lui donc de m’aider !

Remarquer que Jésus se tait et ne répond pas à l’interpellation de Marthe. En fait Marthe voudrait que sa sœur fasse comme elle. Marthe tourne autour de son moi possessif et charnu. Jésus ne peut pas entrer dans ce rétrécissement de l’être. Il est justement venu pour faire comprendre que la vie est dans l’ouverture, le don, la générosité. Lui-même est un Dieu d’amour, Trinité d’amour, tout dépossédé de lui, tout attention aux autres. Il est Père, Fils et Esprit, il est relation dans un tourbillon de communion.

Jésus est à l’opposé de la demande de Marthe et son silence est éloquent. Il n’est pas venu pour gommer les différences entre les êtres, pour rétrécir les cœurs, pour tailler à vif dans les différences. Au contraire, il vient les promouvoir et les harmoniser dans l’amour.

Jésus conduit Marthe ailleurs, sur un autre terrain, dans un vrai dépaysement : Ò Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part: elle ne lui sera pas enlevée.

Jésus ne dénonce pas chez Marthe son activité, son zèle, sa passion à bien recevoir. Tout un pan de l’évangile ira dans ce sens et la parabole du bon samaritain qui précède ce texte le rappelle. Le service est une merveilleuse manière d’être fidèle à Dieu. Ce que Jésus dénonce, c’est l’activisme, l’hypertrophie des soucis qui alourdissent le cœur et le rendent imperméable à la Bonne Nouvelle, la frénésie de l’inquiétude, de l’agitation qui détourne de l’essentiel.

En se mettant au pied de Jésus, écoutant ses paroles, Marie a choisi la bonne part. Elle sait que tout ce qu’elle a et qu’elle pourra faire vient de cette relation au Christ, source de toute vie et de tout amour.

Le silence, l’écoute, une forme de passivité deviennent l’étape purificatrice d’une humanité qui se reçoit de Dieu, qui trouve en Lui son origine et son achèvement. Marie agira, mais son action sera habitée, intériorisée, unifiée. C’est ce que Marthe doit aussi découvrir, cette bonne part du disciple, cet unique nécessaire, cette inspiration qui donnera à son activité sa pleine fécondité.

Je connais bien Marthe et Marie, elle sont en moi comme deux visages, deux couleurs de ma vie. Et, grâce à la rencontre du Christ, je comprends que je n’ai pas à choisir: ou l’une ou l’autre, ou Marthe, ou Marie, mais que j’ai à conjuguer l’une et l’autre, l’une dans l’autre. Laisser émerger Marie au cœur de Marthe. Laisser Marthe prendre appui sur Marie.

Nul doute qu’aujourd’hui, l’évolution de la société, le rythme accéléré de l’existence, le développement prodigieux des communications, la globalisation et la mondialisation de l’économie nous poussent inexorablement du côté de Marthe. L’évangile nous crie l’urgence de retrouver Marie, de choisir Marie, de remettre cette priorité essentielle: la bonne part, l’unique nécessaire.

Même dans nos communautés, dans nos cercles d’église existe le danger de trop en faire, de multiplier les réunions, de croire que l’avance du royaume de Dieu dépend de nos seuls efforts. Le rééquilibrage de nos vies selon l’appel du Christ s’avère indispensable. Donner chance et consistance à Marie nous conduit dans trois directions:

La première : retrouver la dimension de l’intériorité. Comme Marie, il faut se mettre aux pieds de Jésus, suspendu à ses paroles. Prendre goût à se recevoir de lui comme d’une source. Redevenir des hommes et des femmes d’écoute et d’attention, de silence et de recueillement, de prière.

La deuxième: travailler à l’unification profonde de notre vie. Nous sommes plus vécus que vivants, nous sommes souvent expropriés de nous-mêmes, vivants à la superficie, disloqués comme des pantins désarticulés. Marie est le recentrement dans l’essentiel.

Enfin la troisième: accepter et développer ce que certains grands priants et théologiens ont appelé une forme de passivité entre les mains de Dieu.

Autrement dit, savoir que l’action n’est pas un absolu et qu’il y a dans l’existence chrétienne autre chose que la maîtrise et l’efficacité. Tôt ou tard, nous faisons l’expérience de l’échec, de la maladie, du vieillissement et de la mort. Ces expériences nous amènent à creuser plus profond et à découvrir, au creux de ces épreuves, une force de vie qui vient de plus loin que nous, qui vient du Christ mort et ressuscité, une force, une vie que nous ne pouvons que recevoir comme un cadeau.

Elles sont connues comme le loup blanc, ces deux femmes de l’évangile, Marthe et Marie ! Je les connais de plus en plus et de mieux en mieux puisqu’elles m’habitent. Mais depuis que Jésus nous a rejoints, que sa Parole brûle nos cœurs, je sens mystérieusement que Marthe et Marie ne sont plus en concurrence.

Souriantes toutes les deux, elles se tiennent par la main et gracieusement, Marthe fait signe à Marie de passer devant.

 

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