Messe du 16e dimanche ordinaire

 

 

M. le Cardinal Henri Schwery, le 23 juillet 2000

Lectures bibliques : Jérémie 23, 1-6; Ephésiens 2, 13-18; Marc 6, 30-34

Chers frères et sœurs,

J’ai accompagné tout un été durant en montagne, un enfant de mon âge, unique berger d’un troupeau de 60 chèvres de la bergerie communautaire. D’expérience, je puis vous assurer qu’il n’y a pas plus capricieux que les chèvres. Pour qu’elles ne se dispersent pas dans la forêt sans cesse à la recherche gourmande d’un nouveau jeune buisson, le berger s’épuisait à ramener sur le chemin celles de gauche, puis celles de droite pendant que celles de gauche retournaient déjà à leurs caprices. C’en était désespérant. Au point que nous en arrivions à exagérer l’usage du fouet sur les plus rebelles. Or cela, c’était pour leur bien … du moins à moyen terme, afin d’arriver au plus tôt dans une clairière, herbeuse à souhait. Mais nos chèvres le savaient-elles ? L’eussent-elles jamais su, pouvaient-elles s’en souvenir ? et renoncer à vagabonder, par ascèse en vue d’un repas final qui les comblerait ?

Permettez-moi l’évocation de ce souvenir puisque l’Ecriture Sainte elle-même m’y a provoqué dans les lectures de ce dimanche. Supposons donc que les brebis soient moins capricieuses que les chèvres, il faut admettre pourtant le réalisme de la comparaison pour le monde des humains. Ne sommes-nous pas attirés par toutes sortes de buissons ? Au-delà des excès d’amuse-bouche qui déprécient la table familiale habituelle, pensons surtout à l’ordre spirituel et moral : sur la voie la mieux balisée, les séductions de la facilité, des plaisirs passagers et d’une liberté apparente nous ont égarés plus d’une fois et le détour n’a rien d’un raccourci, il est parfois long et pénible, et aussi marqué de quelques surprises désagréables, indigestion ou coups de fouet inattendus. On en fait l’expérience dans tous les domaines ouverts à notre libre choix : l’éducation, les choix professionnels, le comportement moral, la fidélité à ses amis et à sa famille, la fidélité aux promesses de son baptême. Les plus jeunes ont de la peine à comprendre que les exigences des parents sont orientées vers leur bien. Les parents et éducateurs de leur côté ont beaucoup de peine à maîtriser leur art et à équilibrer le message : garantir l’avenir en punissant ou menaçant ! et encourager en exprimant leur tendresse !

Or la Bible nous apprend que le peuple d’Israël a cheminé des siècles durant à la découverte progressive de Dieu. Comme chacun de nous dans sa recherche individuelle, le peuple de Dieu a reçu la révélation divine, par touches successives et parfois apparemment contradictoires. Dieu se révèle à la fois exigeant, sévère, menaçant et punissant, et à la fois bon et miséricordieux. Et suivant notre penchant pour les caprices, nous nous souvenons davantage d’un aspect que de l’autre. Or le sommet de cette découverte culmine dans la révélation que Dieu est Père.

Imaginons donc de très jeunes orphelins auxquels un frère ou une sœur aînée parle de leur père. Quelles que soient leurs expériences personnelles, ces témoins privilégiés évoqueront la sévérité du père, mais comme en passant, car ils savent maintenant que les exigences de l’éducation visaient leur propre bien. En revanche, ils parleront plus longuement et avec émotion des paroles, des gestes, des moments où leur père leur manifestait sa tendresse.. Jésus, que saint Paul appelle aussi « notre frère aîné » (cf. Romain 8,29), est venu achever la Révélation et nous parler du Père. Abondamment. Affectueusement. Avec insistance.

Frères et sœurs, les textes bibliques que la liturgie de ce dimanche a retenus m’interpellent en fonction de l’actualité de notre temps. Parcourez donc rapidement en pensée les misères de ce monde d’orphelins et d’abandonnés : face aux phénomènes naturels (sécheresses, tremblements de terre, inondations) ou aux injustices (expatriations forcées, prises d’otages, terrorisme, dictatures de toutes sortes) ou encore à cause du chômage ou des autres incertitudes de l’avenir pour les jeunes apprentis. Et de façon plus douloureuses encore, quel est donc le climat de notre société pour que les doutes, les dispersions multiples et les drogues diverses amènent tant de jeunes à ne plus savoir si leur vie à un sens ?

En conclusion, si devant tous les malheureux de la terre nous devions parler de Dieu, que leur dirions-nous ? – Qu’il est le Dieu de Justice ? – beaucoup n’en seraient guère convaincus, car leur patience a été mise si longtemps à l’épreuve des injustices sans qu’ils ne voient jamais le bout du tunnel; et d’autres sans doute passeraient à l’autre extrême, attribuant au doigt de Dieu toutes les misères du sida, des guerres et autres calamités comme effets de la justice d’un Dieu vengeur. Or Jésus a rejeté catégoriquement ces interprétations.

A tous ceux qui souffrent, à ceux qui doutent, à ceux qui cherchent, n’avons-nous pas à proclamer ce qui s’appelle la « Bonne Nouvelle » ? Car, en définitive, la grande misère de notre monde c’est peut-être tout simplement d’ignorer la tendresse de Dieu pour les hommes. »En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut saisi de pitié envers eux parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. Alors il se mit à les instruire longuement » (Mc 6,34). Le mot original, grec est mal traduit par « il eut pitié ». Il est difficile d’exprimer brièvement son sens : il correspond à une émotion qui remue le cœur et les entrailles. De fait, il s’agit non pas de pitié condescendante, mais de la Miséricorde de Dieu, c’est à dire, de son amour pour l’homme concret, tel qu’il est sous le poids de ses misères physiques ou morales.

En ce dimanche, frères et sœurs, il faut situer le désarroi de ce monde devant la Bonne Nouvelle de l’Evangile. Celui-ci ne concerne pas seulement les bergers professionnels, prêtres ou pasteurs de nos Eglises, mais bien chacun des baptisés, appelés par le Seigneur à dépasser les générosités passagères de l’aumône ou de la pitié et à exercer en permanence un autre regard sur nos frères. Un regard de miséricorde, d’amour pour l’homme concret, un regard qui témoigne de la tendresse de Dieu. Il ne s’agit pas non plus des éducateurs , enseignants et catéchistes seulement, mais de chacun de nous, appelé à témoigner en acte de la tendresse de Dieu plutôt que d’asséner des vérités dans l’abstrait. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer ou de critiquer les auteurs ou les victimes des divisions, mais de devenir des artisans de réunion et de paix. Par des paroles et surtout des attitudes de sagesse et d’encouragement. Et devant la faiblesse évidente de nos moyens, de prier Dieu avec ferveur pour que sa grâce y supplée. Car dans les champs où nos discours et nos témoignages ont creusé quelque sillon. C’est Dieu qui sème ensuite sa Parole pour enseigner en Vérité et pour guérir en profondeur.

Pour nous et pour tous nos frères et sœurs en chemin sur la terre, prions donc afin de ne pas être écrans mais projecteurs sur le berger révélé en Jésus-Christ car Il est la tendresse même de Dieu, sa Perfection sans doute la plus consolante et encourageante, la plus nécessaire à tous ceux qui cheminent sans savoir ou sans pouvoir persévérer si l’Espérance ne leur est pas rendue.

Amen.

 

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