Messe du 11e dimanche ordinaire

 

 

Chanoine Guy Luisier, à l’abbaye de Saint-Maurice, le 16 juin 2002

Lectures bibliques : Exode 19, 2-6; Romains 5, 6-11; Mt 9, 36 – 10, 8

Mes sœurs, mes frères,

Le poète jurassien Bernard Comment raconte une très jolie histoire que je n’hésite pas à utiliser en écho à l’évangile qui vient d’être lu et surtout en écho à cette phrase : Jésus voyant les foules eut pitié d’elles parce qu’elles étaient fatiguées et abattues comme des brebis sans bergers.
Notre poète raconte une anecdote de voyage vécue au marché de la vieille ville de Lahore, au Pakistan, grouillante de petits commis, de mendiants, de marchands, de vélos et de rats.

Je lui laisse la parole : « Un homme accroupi tient nonchalamment dans sa main le lacet d’un filet gros de plusieurs dizaines de moineaux résignés, il regarde les gens passer, sans effort particulier pour vendre sa marchandise… Et c’est au moment où je me demande ce qu’il peut y avoir de chair à manger sur un aussi petit volatile que mon guide, attentif à la perplexité sans doute fréquente de ceux qu’il accompagne, me livre l’utile précision : On n’achète pas ces oiseaux pour s’en nourrir, mais pour les libérer. Ainsi, pour quelques roupies, vous pouvez exercer votre sens de la pitié, de la générosité, et faire s’échapper du filet les petits moineaux, dix, vingt, c’est selon le prix offert, qui seront probablement capturés une nouvelle fois, après votre passage. Mais qu’importe ? C’est par son abstraction que le geste touche à la beauté. »

Mes sœurs, mes frères,
Pourquoi le poète a-t-il vu dans ce geste de l’acheteur libérateur un geste qui touche à la beauté ?

Peut-être parce que cela touche à la vérité. Et à une vérité universelle : Il y a une aspiration à la liberté dans la création, il y a une aspiration à la liberté et à la libération dans toute la création jusqu’en son sommet qui est l’homme.

Si Jésus en voyant les gens qui l’entourent abattus et fatigués a pitié d’eux, c’est parce qu’il sait tellement lui ce qu’est la liberté et la libération, parce que tout son cœur et toutes ses forces vibrent de voir des gens comme de pauvres moineaux attachés, comme de pauvres brebis sans bergers.

L’homme – tous les hommes et chacun d’eux – l’homme est appelé à vivre libre.
C’est facile à dire, surtout du haut d’une chaire ; mais ce n’est pas ce que la vie nous dit et nous montre.
Nous faisons l’expérience tous les jours qu’il est difficile de ne pas être abattus sous le poids d’un destin qui peut nous écraser, sous le poids d’une société soit disant libérale et libérée mais qui en fait n’est capables que d’engendrer des esclaves et des esclavages de toute sorte, que d’engendrer des libertés sans issues, des dérapages et des malentendus dans lesquels s’enferment trop de gens. Nous sommes faits pour la liberté et nous ne savons pas en prendre le chemin.

Quelle solution à cet abattement universel qui traverse l’histoire et perdure malgré tant de progrès techniques, intellectuels et culturels ? Comment ne pas se résigner à cet abattement général qui vient du fond des âges, qui a choqué Jésus lui-même et qui perdure jusqu’à aujourd’hui ? Comment ne pas désespérer de l’humanité ?

Et bien je crois qu’il faut écouter Jésus nous dire ce qu’il a à dire lorsque lui voit les foules abattues et fatiguées.

« La moisson est abondante et les ouvriers sont peu nombreux. Priez le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson. »

Avez-vous remarqué à quel point la lucidité de Jésus est une lucidité positive qui contraste avec la nôtre.

Aujourd’hui l’évangile se fait plus que jamais bonne nouvelle. Jésus nous dit que la moisson est abondante. Bien sûr Jésus ajoute que les ouvriers sont peu nombreux et qu’il y a lieu de s’inquiéter afin que ce travail de moisson se fasse dans de bonnes conditions.

Mais ne renversons pas les choses et commençons d’abord par ce constat positif que la moisson de Dieu sur la terre est abondante. Et pas seulement au temps de la Galilée romaine. C’est encore le cas aujourd’hui et d’ailleurs depuis aussi longtemps que cette parole de l’évangile retentit à travers les histoires communautaires et personnelles des hommes.

Il est tout de même étonnant que cette phrase qui est essentielle pour notre vie et notre espérance chrétienne soit si mal entendue en profondeur.

Je voudrais d’abord donner droit à cette bonne nouvelle puis voir comment elle devrait responsabiliser tous les ouvriers possibles à cette moisson de Dieu.

C’est en voyant les foules dans leur fatigue même, dans leur abattement même que Jésus sait lire et dire que ces foules portent en elles une moisson, c’est à dire l’épanouissement possible, qui mûrit sous le soleil de Dieu. Sommes nous conscients encore aujourd’hui, qu’une moisson d’humanité saine et sainte est en train de mûrir sous le soleil de Dieu ?

Dès lors que nous en prenons conscience, les ouvriers de la moisson ce ne sont rien d’autre que ces gens, qui n’échappent peut-être pas toujours à l’abattement ambiant, mais qui font le pari sur les forces positives qui animent l’humanité, et qui sont assez clairvoyants et libres eux-mêmes pour dégager le positif des réalités terrestres.

Les ouvriers de la moisson ce sont ces gens qui offrent leur temps, leurs passions pour que les aspirations profondes des êtres puissent rejoindre les aspirations de Dieu pour eux. On est libre, comme un moineau dans l’air, si on sait que notre air c’est Dieu lui-même. Les vrais moissonneurs, les vrais ouvriers de la moisson, sont ceux qui libèrent les épis humains pour les envoyer dans le cœur de Dieu pour qui ils sont faits.

Mes sœurs mes frères,
Vous êtes peut-être un peu étonnés que je tienne ce propos alors que la parole de Jésus invite plutôt à une réflexion soucieuse et grave sur l’état des vocations, sur l’état du personnel sacerdotal et religieux de nos Eglises.

Je pense en fait que notre Eglise, celle que Jésus a voulu et qu’il construit jour après jour sur le témoignage des douze dont nous avons aussi entendu les noms dans l’évangile, je pense que notre Eglise a d’abord besoin de gens libres, libérés par leur passion à la fois du Seigneur et de sa moisson. Notre Eglise n’a pas besoin de quelques administrateurs de plus qui s’ingénient à éviter que la structure s’écroule. Elle a besoin de moissonneurs de foi, de moissonneurs d’espérance, de moissonneurs de solidarité.

Et alors la structure se renouvellera d’elle-même parce qu’elle continuera à s’inscrire dans le projet du maître de la moisson.
Prions donc le maître de la moisson. Car c’est finalement lui le maître de tout cela, c’est lui qui se réjouit de voir mûrir les blés et voler les moineaux, jusqu’à la fin du monde.
Amen.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *