Messe de la Présentation du Seigneur

 

Jean-Claude Sudan, assistant pastoral, à N.-D. de la Prévôté, Moutier, le 2 février 2003.

Lectures bibliques :Malachie 3, 1-4; Hébreux 2, 14-18; Luc 2, 22-40

Il y a beaucoup d’urgences dans nos vies : faire ceci, faire cela : ça urge ! On court constamment après ce qu’on croit être l’essentiel. Puis on compense par des loisirs parfois vides et illusoires tout ce stress qui nous décentre de nous-même, de notre moi profond. « La vraie vie est ailleurs », écrivait Arthur Rimbaud.

En effet, on ne vit pas, comme cela, on « est vécu » par tout ce qui nous agresse ou au contraire nous attire et nous sollicite. On peut même aller jusqu’à se perdre soi-même : c’est terrible, mais c’est tout à fait possible!

« Pense à la brièveté de la vie… » écrit Pétrarque dans son autobiographie, nous rappelant que nous sommes mortels. « Pense que les hommes se trompent quand ils croient pouvoir différer ce qui ne peut l’être, car il n’est personne qui ne soit persuadé de mourir un jour ». La plupart des gens vivent leur vie comme s’ils ne s’en rendaient pas compte, absolument pas compte. De l’affaire dans laquelle ils sont pris. Cette évidence, ils s’appliquent à n’y pas penser.

Et Pétrarque donne ce conseil : regarde-toi dans un miroir et pose-toi la question : qui suis-je, que dois-je faire, et surtout où est-ce que je vais ?

Quand, au terme de sa recherche spirituelle, le poète écrit ces choses à propos de la brièveté de la vie, il a le sens de la destinée humaine et de l’urgence des questions qu’elle nous pose.

Quand Jean-Sébastien Bach termine son œuvre et sa vie sur le fragment laissé inachevé de la 14e fugue de son monumental « Art de la fugue », il témoigne lui aussi, avec quel génie, de la poursuite inlassable du sens de la destinée spirituelle de l’homme, lui qui écrivait par ailleurs cet extraordinaire Choral, déchirant de vérité: « Ich ruf’ zu Dir, Herr Jesu Christ », « Je crie vers toi, Seigneur ».

Lorsque Beethoven, dans son ultime quatuor à cordes, interroge le destin, dans une conscience musicale inouïe, il note, en tête du dernier mouvement: « Doit-il en être ainsi ? », il écrit « oui », mais c’est d’abord la musique qui donne la réponse : il faut accepter son destin (en fin de vie, il était sourd et malade), il faut lutter, combattre pour conquérir la joie. « La joie, à travers la souffrance », écrivait-il dans ses « Carnets intimes »: cette joie qu’il immortalisa dans le célèbre « Ode à la joie » de sa 9e symphonie.

Quand St Thomas d’Aquin, au soir de sa vie, ayant écrit plus de 60 œuvres de théologie et de philosophie – il vous faudrait à vous et à moi, chers auditeurs, toute une existence, simplement pour les lire – quand il écrit que tout cela est de la paille, c’est-à-dire « rien » à côté de la réalité divine et de la foi, il a le sens, poussé à l’extrême, dans une extraordinaire sainteté de l’intelligence, il a le sens de l’orientation foncière de toute vie vers Dieu. Il montre que notre intelligence est faite pour cette ouverture sur la transcendance, sur Dieu.

Lorsque Syméon prend l’enfant Jésus dans ses bras et prononce cette prière: « Maintenant, ô Maître, tu peux laisser ton serviteur s’en aller dans la paix, selon ta parole. Car mes yeux ont vu ton salut… », que fait-il ? Il témoigne, de manière significative, avec le Messie lui-même dans ses bras (qui représente toute l’attente des siècles antérieurs), il témoigne que l’orientation et le but suprême de sa vie et de toute vie, c’est Dieu. Et qu’il n’y en a pas d’autre. Pour nous, qui est ce Dieu de Syméon ? Une lumière durable et forte qui nous éclaire vraiment ou un vague halo éphémère, vite éteint ? Un amour puissant, personnel et tendre ou quelque chose de sentimental soumis à toutes les fluctuations passagères ?

« Chers jeunes, laissez-vous attirer par la lumière du Christ et répandez-la dans les milieux où vous vivez !… Faites connaître à tous la beauté de la rencontre avec Dieu, qui donne sens à votre existence. Soyez pour le monde visage de l’amour ! ». C’étaient les paroles, très fortes de Jean Paul II dans son message aux jeunes, lors de la 17e journée mondiale de la jeunesse, en juillet dernier, à Toronto.

Syméon, au terme de sa vie, a saisi la véritable urgence qui poussait, orientait son acte de foi. L’amour du Christ le pressait.

En face de l’éternité et des grandes questions qui nous sont posées, quel est l’importance de notre âge, pour chacun, chacune de nous ? Peu de chose, en réalité. Plus âgé, simplement, il arrive que l’on saisisse avec un peu plus d’acuité les questions qui sont celles de tous. Une chose est sûre : qu’on soit Samuel le jeune ou Syméon l’ancien, le Seigneur appelle, embauche, en insistant même parfois. Le temps de sa visite, c’est toujours et notre réponse s’inscrit déjà dans l’éternité. « A qui irions-nous, Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle », et ta vie est là, dans nos propres vies.

En ce dimanche de l’Apostolat des laïcs, essayons de vivre un peu moins à la surface de nous-mêmes, mais plus en profondeur. Essayons de découvrir la dimension profonde de la personne humaine, ses aspirations véritables. Mettons-nous en accord avec notre être spirituel, à la rencontre du Maître intérieur. C’est cela, la véritable urgence ! Allons jusqu’au bout de ce que nous sommes, jusqu’au bout de l’appel qui nous est fait. Utilisons tous nos talents, nos charismes, avec audace et courage, sachant que le Seigneur complétera lui-même ce qui manque, et que nous n’avons pas à nous en préoccuper. Ne disons pas: « bof, je n’y arriverai pas », soyons plutôt des « jusqu’auboutistes », comme Syméon. Disons-nous que toute vie n’est qu’un apprentissage de la vraie rencontre avec Dieu. Nous ne sommes ici bas que des balbutiants, des apprentis, de la réalité profonde, de ce qu’il y a derrière les choses, au-delà du visible. Toute une vie pour rencontrer Dieu en vérité : tel qu’Il est, tel qu’en Lui-même. « Maintenant, je suis prêt, j’aimerais voir Dieu », disait sereinement ce religieux que j’ai connu, juste avant le moment du passage.

Pour les saints et les mystiques, cette attente active, amoureuse est le plus grand bonheur sur terre. Et ce bonheur transcende, dépasse la terre elle-même pour l’éclairer à nouveau. C’était ce que croyait, intimement, la petite Thérèse de Lisieux, lorsqu’elle écrivait : « Quand je serai au ciel, je passerai mon temps à faire du bien sur la terre. »

Faire du bien sur la terre, orienter notre vie, notre destinée vers Dieu, accomplir notre vocation au service de nos frères, aspirer sans timidité à l’amour, à la joie et au bonheur pour lesquels nous sommes faits, qu’il en soit ainsi pour chacun, chacune de nous ce matin. Pour cela, ouvrons nos yeux à la lumière éclairante et réconfortante de la foi. « Et moi, nous dit Jésus, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». Nous ne sommes pas seuls dans l’univers. Le Verbe est là par sa parole et sa présence : il saisit toute occasion pour nous incliner vers lui tendrement, car il veut être pris dans nos bras comme dans ceux de Syméon. Que chacun de nos jours soit un jour qui ressemble à celui de Syméon: un jour donné, abandonné au Seigneur. Le jour d’un serviteur qui voit et qui sait en qui il croit : non pas quelque chose, mais Quelqu’un, ce Dieu dans nos bras! Quelqu’un dont le nom sans doute le moins impropre pour le nommer, c’est : l’Amour.

« Un Dieu-Quelqu’un
Un centre de flammes. »

 

 

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