Messe de Minuit

 

Abbé Xavier Lingg, le 24 décembre 2004, à la Basilique Notre-Dame, Genève
Lectures bibliques : Isaïe 9, 1-6; Tite 2, 11-14; Luc 2, 1-14

 

Frères et soeurs,
chers amis,

Vous qui êtes là, dans l’église, regardez… et vous qui nous suivez sur les ondes, imaginez… cette crèche construite dans la chapelle de la Vierge, autour de l’autel qui fait partie intégrante de cette construction éphémère. Pendant tout ce temps de Noël, les messes en semaine seront célébrées « à l’intérieur de la crèche ». C’est à l’occasion de l’année de l’Eucharistie que cette idée a germée dans la pensée des personnes responsables de cette réalisation. En effet, l’Eucharistie, c’est le prolongement de l’Incarnation. Si le Fils de Dieu est venu en ce monde, ce n’est pas seulement pour une génération. Il veut maintenir sa présence parmi nous aussi longtemps qu’il y aura des humains sur notre planète terre. C’est pour cela qu’il a inventé l’Eucharistie comme le chante Gaétan de Courrège : « Dieu avait faim de l’homme, il a pris nos chemins et c’est lui qui se donne au partage du pain ».

Cette crèche me fait penser au très beau geste symbolique accompli – il y a une quinzaine d’années – par un de mes amis, curé d’une paroisse voisine. A la messe de Noël, à minuit, après la consécration, il est allé déposer l’hostie consacrée dans la crèche, entre les figurines de Marie et de Joseph, sur la paille, à la place de la poupée représentant l’enfant Jésus. « Alors que le Christ vivant est là, au milieu de nous, c’est ridicule de vénérer une représentation en plâtre ou en plastique… disait-il. C’est comme si, en rentrant chez vous à la maison, vous vous arrêtiez devant la photo de famille, sans même saluer les personnes réelles, vivantes qui sont là ».

Bien sûr, cela a pu surprendre certaines personnes scrupuleuses. « Et si des poussières d’hostie consacrée étaient tombées dans la paille ! »… Eh bien, c’est ça, l’Incarnation ! Dieu a pris ce risque, en acceptant de se faire homme. Il n’est pas une idole et il n’accepte pas d’être idolâtré.

Il s’est fait homme, tout comme nous. Il n’a pas fait semblant, il n’a pas joué la comédie ! Ayant créé l’homme à son image et à sa ressemblance, Dieu a voulu lui-même expérimenter cette situation inconfortable de la condition humaine : ni ange ni bête, tiraillé entre l’esprit et la matière. Et il n’a pas eu honte de passer par toutes les étapes de notre vie. Nous le chantons dans le Te Deum : « Non horruisti virginis uterum ». C’est très poétique en latin, c’est très beau, chanté sur des mélopées grégoriennes. Mais essayez un peu de traduire cela en français. « Tu n’as pas été horrifié à l’idée de passer par l’utérus d’une vierge ».

Alors cette fois, ça choque, ça scandalise !

C’est ça, l’Incarnation : « scandale pour les juifs, folie pour les païens » dira saint Paul.

En se faisant homme, explique ce même saint Paul, Dieu s’est comme « vidé » de sa substance divine. Il n’a pas revendiqué d’être traité comme un dieu, mais il s’est abaissé… se faisant esclave, pauvre parmi les pauvres. Né d’une fille-mère… sur la paille… enfant d’une famille de migrants, étrangers dans leur propre ville d’origine… puis réfugiés, sans papiers, dans un pays étranger.

C’est ça, l’Incarnation : Dieu solidaire ! solidaire au point de s’identifier aux plus basses couches de la population, solidaire des plus pauvres, des rejetés, des marginalisés, des exclus.

Jésus a été un petit d’homme, tout comme nous. Il a pleuré comme tous les bébés du monde, réveillant sa maman au milieu de la nuit… il a sali ses langes… il a fait ses premières dents… il a dû apprendre à se tenir debout, à mettre un pied devant l’autre… il a appris à parler en entendant le langage de ses parents et des proches… et il a dû aller à l’école rabbinique pour apprendre à lire et à écrire, traçant ces belles lettres hébraïques conçues tout exprès pour être gravées dans la pierre afin de défrayer les siècles. « Mes paroles ne passeront pas » !

Il a grandi, il est devenu adolescent, il a découvert sa sexualité, et il a pris son autonomie par rapport à ses parents humains. Oui, le fruit mûr doit se détacher de l’arbre, s’il veut devenir nourriture.

Il a pris conscience de sa personnalité. Il appris à dire « je suis » ! Depuis que Dieu s’est révélé à Moïse dans le feu du buisson, au Sinaï, cette forme verbale avait disparu du langage des juifs. Quand Moïse lui avait demandé son nom, Dieu lui avait répondu : « je suis ce que je suis… et je suis avec toi ». Dieu est un « être avec » ! Ça voulait déjà dire « Emmanuel ». Dieu voulait être tout proche, cheminer avec son peuple, vivre une familiarité avec les siens, partager leurs joies et leurs peines. Ses délices, c’est de fréquenter les enfants des hommes… et eux, ils ont mis des distances ! Ils ont sacralisé son nom au point de ne plus oser le prononcer. Ils n’ont plus osé dire « je suis »… comme si l’« être » de Dieu impliquait le « non-être » de l’homme.

Il faudra que vienne l’Emmanuel, Dieu avec nous, pour qu’un juif ait l’audace de s’affirmer comme « étant ». Devant les pharisiens et les docteurs de la Loi, Jésus n’aura pas peur de proclamer : « Si vous ne croyez pas que moi, JE SUIS, vous mourrez dans vos péchés… Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous comprendrez que moi, JE SUIS ».

C’est ça l’Incarnation ! Dieu est venu se faire homme pour que l’homme soit élevé et retrouve sa dignité. « Propter nos homines et propter nostram salutem descendit de coelis » chantons-nous dans le Credo. « A cause de nous les hommes et pour notre salut, il est descendu du ciel ». Car la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, l’homme debout ! Dans son projet créateur, Dieu n’a pas fait de l’homme un « rampant », mais un être vertical, dans une position reliant la terre au ciel.

Dès le début de son ministère Jésus n’aura d’autre préoccupation que de rendre à l’humanité sa dignité. Il remet sur pieds l’homme paralysé ; il redresse la femme courbée. Il ouvre les yeux de notre cécité humaine pour qu’elle voie l’invisible ; il met le doigt sur nos surdités afin que nous devenions capables de percevoir les paroles de vie. Par son baiser au lépreux, il purifie l’humanité entière. Saint François de Sales, l’illustre évêque de Genève, définissait ainsi le mystère de l’Incarnation : « Pour que l’homme soit fait Dieu, Dieu s’est voulu homme ».

Aussi, pour rester incarné, pour rester « Im-anou-El » Dieu avec nous jusqu’à la fin des temps, Jésus, à l’heure de passer de ce monde à son Père, a partagé le repas avec ses disciples. Il leur a rompu le pain : « Prenez, mangez, ceci est mon corps ». – « Faites cela en mémoire de moi ». Non seulement, il veut rester « Dieu avec nous », mais il veut devenir « Dieu en nous ». « Celui qui me mange vivra par moi… » et saint Paul peut commenter : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ».

Mes frères et mes sœurs, mes amis, puisse la fête de Noël, en cette année de l’Eucharistie, nous aider à fuir tout ce qui confine à l’idolâtrie ou à la superstition, tout ce qui fait peur et écrase l’homme, pour découvrir plus profondément l’immensité de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ. Et à sa lumière, nous prendrons conscience de notre propre dignité : « Tous ceux qui l’ont reçu, ceux qui croient en son Nom, dit saint Jean, il leur a donné de pouvoir devenir, à leur tour, enfants de Dieu ».

Et nous conclurons avec saint François de Sales : « donc, soyons ce que nous sommes ».

Amen.

 

 

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