Messe de la fête de la Croix glorieuse

 


Abbé Marc-Louis Passera, le 14 septembre 2008, à l’église de Belfaux, FR
Lectures bibliques : Nombres 21, 4-9; Philippiens 2, 6-11; Jean 3, 13-17 – Année A

J’aime beaucoup le mot du jeune jésuite au début du soulier de satin : « Je suis attaché à la croix, mais la croix à laquelle je suis attaché n’est attachée à rien » (1). J’y trouve comme l’écho des paroles de Paul : « Le Christ nous a libérés pour que nous soyons vraiment libres » (Galates 5,1). Pour Paul, comme pour le jésuite de Claudel, la liberté s’inscrit dans un chemin et ce chemin passe par la croix.
Le saint crucifix de Belfaux attire toutes sortes de pèlerins. Certains viennent de loin, d’autres y font une halte quotidienne. Beaucoup viennent déposer des réalités difficiles à vivre, d’autres s’y arrêtent en émerveillement et en gratitude. Chacun ose à sa façon le face à face avec Jésus cloué sur la croix.
En cette année de saint Paul et dans l’espace limité de cette méditation, je voudrais essayer de deviner avec vous les étapes du pèlerinage de Paul à la rencontre du Christ crucifié.

C’est d’abord un homme fermé que je découvre. Lorsque plus tard Paul dira aux Corinthiens : «nous prêchons un messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens » (I Corinthiens 1, 23), je devine que pour lui aussi la croix de Jésus fut d’abord scandale et folie. Dans son chemin de croyant, Paul pensait avoir bien d’autres arguments à mettre en avant. Dans la lettre aux Philippiens il écrit : « J’ai des raisons d’avoir confiance en moi-même » (Philippiens 3,4). Paul se sentait fort, pas de place dans son itinéraire pour la croix de Jésus, cette humiliation scandaleuse, cette folie.
Ne ressemblons-nous pas parfois à ce Paul-là ? Sûrs de nous-mêmes et en même temps comme bloqués devant le scandale et la folie de la croix ? Nietzsche a exprimé de manière extrême le rejet de la croix. Il parle de « l’arbre le plus vénéneux de tous les arbres », une « malédiction pour la Vie ».
Les entendons-nous toutes ces voix qui autour de nous ne cessent de répéter : si tu veux être heureux, si tu veux t’épanouir, si tu veux être libre il te faut commencer par évacuer la croix de Jésus de ton chemin ?

Comment se fait-il alors que Paul termine sa lettre aux Galates en écrivant : « pour moi, pas d’autre titre de gloire que la croix de notre Seigneur Jésus Christ » (Galates 6,14).
Que s’est-il passé ?
Dans le récit de son appel tel qu’il est rapporté dans les Actes des Apôtres, le Seigneur s’adresse à lui : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? Qui es-tu, Seigneur, demanda-t-il. Je suis Jésus, c’est moi que tu persécutes » (Actes 9,4-5). Le Christ vient à la rencontre de Paul à travers l’église qu’il persécutait, l’église Corps du Christ ; mais c’est son corps persécuté.
Dans sa première rencontre vraie avec le Christ, il y a déjà pour Paul la présence de la croix.

Et nous, comment nous laissons-nous rencontrer par le Christ ? Avons-nous découvert, ne serait-ce que par intuition, que dans la dureté de la croix – et elle est bien réelle, elle est choquante – il y a tout l’amour de Dieu ? « Dieu a tant aimé le monde… » (Jean 3,16). Avons-nous dans un cœur à cœur audacieux avec Jésus entendu des mots comme ceux que Pascal met dans la bouche du crucifié : « je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi » (Brunschicg 553) ?

C’est certainement une expérience de ce genre que fait Paul quand il ose enfin se laisser regarder par le crucifié. Mais de façon inattendue, cette découverte va de pair pour lui avec un envoi : «Celui qui m’a mis à part depuis le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce a jugé bon de révéler en moi son Fils afin que je l’annonce aux païens » (Galates 1,15). La rencontre et immédiatement la mission. Alors Paul va se mettre au travail. Dans l’église qu’il persécutait, il va désormais se dépenser sans compter. « Je peux tout en celui qui me rend fort» (Philippiens 4,13). Aux Colossiens, c’est à la lumière de la Croix qu’il présente son ministère : « Je trouve maintenant ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et ce qui manque aux détresses du Christ, je l’achève dans ma chair en faveur de son Corps qui est l’église » (Col 1,24).
Et nous savons que Paul ira jusqu’au bout, jusqu’à la mort comme le Christ et avec lui. Lui qui comptait autrefois sur ses propres forces, le voilà qu’il dit maintenant : « c’est quand je suis faible que je suis fort » (2 Corinthiens 12,10).

C’est donc en se mettant au service de tous, en portant le souci des églises, en faisant face à toute sorte de situations que Paul grandit dans la foi. C’est en se faisant «tout à tous » (I Corinthiens 9,22) qu’il découvre de l’intérieur que dans le scandale et la folie de la croix, il y a « la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu » (I Cor 1,24).
Dans nos divers engagements en église, les difficultés ne manquent pas. Mais jusque dans nos souffrances vécues en Christ, ne faisons-nous pas la même expérience que Paul ? Nous pensions que nous pouvions dépanner, rendre service, on avait besoin de catéchistes, de visiteurs de malades, de lecteurs et voilà que nous découvrons que nous sommes en chemin dans la foi. Le P. Staniloae a inventé une très belle expression pour parler de l’église, il dit qu’elle est « le laboratoire de la résurrection ». Mais pour ressusciter avec le Christ, il nous faut mettre nos pas dans les siens, il nous faut avec lui oser la croix. Paul en est bien conscient : « Le Christ, (…) se dépouilla lui-même en prenant la condition de serviteur. (…) il s’est abaissé en devenant obéissant jusqu’à la mort et à mourir sur une croix, c’est pourquoi Dieu l’a élevé au-dessus de tout » (Philippiens 2,7-9). Cet itinéraire du Christ, c’est aussi celui de Paul, celui du chrétien, celui de chacun de nous si nous le voulons bien.

Paul comprend alors qui il est, il peut nous livrer son « moi profond » : « Je suis crucifié avec le Christ ; je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi » (Galates 2,19-20).
Tel est le point d’arrivée – je le crois – du pèlerinage de Paul. La croix du Christ ne lui est plus extérieure, elle est la vie de sa vie. Crucifié avec le Christ, Paul est vivant en Christ. Voilà pourquoi il est totalement libre, totalement épanoui.
C’est le paradoxe de sa vie en Christ. En lui devenant obéissant, il devient totalement libre, en vivant en lui, il devient totalement lui-même.
Chers amis, c’est à cette vie que nous sommes appelés !
Le jour de notre baptême, nous avons été marqués du signe de la croix et ce signe nous le traçons volontiers sur nous-même à nouveau pour nous plonger toujours davantage dans le mystère de notre vie en Christ.
Paul nous l’explique : « Par le baptême, nous avons été ensevelis avec lui dans la mort, afin que comme lui est ressuscité des morts par la Gloire du Père, nous vivions, nous aussi, dans une vie nouvelle » (Romains 6,4) « notre vieil homme a été crucifié avec lui » (Romains 6,6).

Tout est donné, tout est à faire. Paul est passé du rejet de la croix à la rencontre du crucifié puis de l’engagement en église à la vie en Christ. Il nous montre le chemin et il nous accompagne de sa présence fraternelle. Qu’il nous aide dans notre pèlerinage à contempler la croix glorieuse pour que nos vies en soient transfigurées.


(1) Je reprends cette référence – dans laquelle je me retrouve entièrement – au P. Jean Daniélou, en  Et qui est mon prochain, Paris, 1974, p.11

 

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