Célébration oecuménique – Semaine de prière pour l’unité des chrétiens

Pasteur Jean-Philippe Calame, le 23 janvier 2005, au temple de Cornaux, NE

Lecture biblique : Luc 10, 30-35

Un homme est laissé seul, sur le chemin, à demi mort. Un homme, un être humain, cela peut être chacun de nous, chacune de nous. Certains événements, parfois certaines paroles ou situations, nous ont laissés nous-mêmes un jour à demi-mort.

Des personnes nous ont vus, et sont passées en demeurant à bonne distance. D’autres se sont approchés un peu de temps, durant les premiers jours de notre deuil ou les premières semaines de notre maladie, puis ils ont repris leur distance, car pour eux la vie a vite repris son cours. Nous sommes restés à demi-morts, avec une blessure plus profonde encore, le souvenir sonore de ces pas qui se sont éloignés.

Parfois aussi, c’est nous-mêmes qui marchions, et nous nous sommes subitement trouvés en présence de personnes dont la souffrance nous a pris de court. Nous n’avons pas osé nous approcher de trop. Quelles que soient les excuses que nous nous sommes donnés, il nous est resté une expérience douloureuse : l’être humain que nous sommes n’a pas réussi à se faire proche d’un autre être humain en situation de grande détresse.

 

La parabole de l’évangile nous parle de ces expériences inscrites dans nos entrailles : la solitude criante dans laquelle nous tombions alors que nos semblables, souvent même nos proches, s’éloignaient; et l’impuissance poignante dans laquelle nous sommes restés figés à l’heure où nous étions confrontés à la souffrance, même (et peut-être surtout !) face à la souffrance d’un proche. La parabole, cette histoire vraisemblable que Jésus raconte, nous parle de notre cœur, et de ce qu’il éprouve.

Mais voici un autre personnage. Celui-ci est en voyage. Dans l’histoire que raconte Jésus, c’est un étranger peu aimé dans la région, c’est un Samaritain. Il va faire ce que les autres (en qui nous nous sommes déjà reconnus) n’ont pas su faire.

Avec les Pères des premiers siècles, apprenons à deviner dans cet étranger, dans cet homme en voyage, la figure du Christ lui-même. « Le Seigneur s’est penché vers moi, il a perçu ma plainte. » dit un psaume (40, 2). Suivons donc de notre regard le Christ, Jésus, qui s’approche de l’être humain blessé, et le cœur de Dieu nous sera dévoilé.

Suivons aussi du regard le lévite et le prêtre, regardons-les passer à bonne distance, et nous oserons reconnaître nos propres détours, nos peurs ou nos indifférences, nos limites ou nos désertions, nos incapacités ou nos duretés. Nous oserons reconnaître que ce n’est pas l’homme qui sauve l’homme. En situation de souffrance profonde, l’homme ne suffit pas. En situation de souffrance profonde, l’existence de Dieu ne suffit pas non plus.

 

Or précisément, ici, dans cette parabole du Bon Samaritain, il n’est pas question seulement de l’homme et de Dieu. Il est question du cœur de l’homme et du cœur de Dieu. Il est question du cœur de l’homme dans sa détresse, et du cœur de Dieu saisi par cette même détresse.

Ici nous découvrons qui est Dieu. Notre Dieu, nous le voyons le mieux dans les gestes du Samaritain qui s’approche, qui comble la distance, qui ne craint pas d’aller jusqu’au bout, jusqu’à toucher la réalité de toute blessure. Il descend de sa monture, il se penche. Il évalue les blessures, il prend les moyens qu’il faut. Il verse le vin qui purifie, l’huile qui apaise et cicatrise. Et cette œuvre de restauration qu’il vient d’entreprendre, il la protège en bandant les plaies.

Puis il prend l’homme à bras le corps, on pourrait même dire : à bras le cœur. Car il porte l’homme contre lui pour l’installer sur sa monture. Le cœur de l’homme blessé, qui bat faiblement, est maintenant plaqué contre le cœur du Samaritain. Voici le blessé installé tant bien que mal sur un âne, une aide de fortune ! Et le chemin va se poursuivre cahin-caha, en une marche qui requiert de l’espérance. On imagine l’attention du Samaritain, qui maintient l’homme blessé sur l’âne, et qui parle, tantôt au blessé pour l’encourager et le rassurer, tantôt à l’âne pour maîtriser sa marche nécessairement chaotique.

 

Quelle fragilité ! Œuvre dérisoire, guérison aléatoire ? Peut-être, certainement, mais tout est ici habité, accompagné, et soutenu par la continuité d’un amour. « Revêtez les sentiments qui sont en Jésus Christ » (cf Col. 3, 12 ; Ph, 2, 5) dira un jour l’apôtre Paul. Et il précise :  » iI s’agit de le connaître, lui, avec les souffrances qui sont les siennes et la puissance de sa résurrection ». (Ph. 3, 10)

Or ce chemin n’est pas au niveau de la tête, mais c’est un chemin qui s’ouvre dans le cœur. C’est le chemin que va parcourir l’être vraiment humain, celui, celle, dont le cœur se laisse toucher. L’être humain dont le cœur se laisse avertir et se laisse mouvoir par un mouvement profond, la compassion qui saisit les entrailles.1

Ainsi le Samaritain poursuit son œuvre, il persévère dans sa marche, jusqu’à une auberge. Celui qu’aucune auberge n’avait accueilli à sa naissance, le Christ, a trouvé une auberge pour l’homme blessé. Il a sollicité l’homme de la maison. On a installé le blessé sur une couche. Et le Samaritain va le veiller durant la nuit. Au matin, il donne les moyens à l’aubergiste de mener à terme la convalescence du blessé. « Ce que Dieu a commencé, il a les moyens de l’accomplir » constatera encore Paul (Ph. 1, 6). Tirant de sa bourse deux pièces d’argent, il les donne à l’aubergiste.

 

Frères et sœurs, cette parabole peut permettre à chacun et chacune de nous de mieux nous connaître, en une connaissance qui vienne du cœur. Chacun et chacune de nous peut aussi connaître davantage qui est ce Dieu dont l’existence cesse d’être vague et lointaine dès que nous le voyons s’approcher, se pencher, prendre soin, s’agenouiller sur le chemin, avec des gestes qui nous dévoilent les mouvements qui habitent son cœur. Chacun peut ici trouver tout à la fois sa vérité, sa vocation et sa mission.

Vérité : Je suis l’homme blessé et à demi mort, sans avenir si Dieu lui-même ne vient me rejoindre. C’est ma vérité. Je suis l’homme incapable de se faire proche et de porter réellement secours si je demeure à moi-même l’unique référence. C’est aussi ma vérité.

Vocation : car un amour m’appelle et m’interpelle. Il peut arriver à chacun de faire un jour l’expérience de l’alliance en entendant le Seigneur s’approcher et en découvrant quel amour fait battre son cœur.

Mission : Chacun peut trouver sa mission, quand l’aubergiste est sollicité, et quand ses limites sont assumées « Si tu dépenses davantage, quoi qu’il te manque, je te le donnerai à mon retour. »

Ici les hommes peuvent devenir humains. Ici, les humains peuvent apprendre à s’accompagner. Ici le cœur de Dieu est révélé et l’alliance avec lui peut se nouer. Que l’on soit prêtre, lévite, aubergiste anonyme, ou blessé et à demi mort, c’est l’être humain, dans ce qu’il a d’universel, qui est rejoint, aimé, appelé, remis en route.

Combien d’hommes et de femmes, ayant connu semblable situation, ont perçu, dans le tissu des événements et des interventions, la compassion de Dieu. Ayant pressenti ce qui habite le cœur de Dieu, combien de personnes ont donné place à un appel qui désormais marque leur vie et trace devant elles le chemin : « Va, toi aussi, va, et fais de même ! » 2 Amen !


1 « Il y a une grande différence entre la pure pitié et la compassion. La pitié commence et finit avec notre propre moi. Et même si elle nous rend sensibles à la souffrance, elle reste fermée sur elle-même, car elle ne produit pas de fruits dans l’action. Le plus souvent, la pitié finit par un soupir ou un haussement d’épaules.
La compassion, au contraire, nous pousse à sortir de nous-mêmes. En effet, non seulement elle nous fait avoir pitié de ceux qui souffrent, mais elle nous fait aussi être avec ceux qui souffrent. Montrer de la compassion, c’est souffrir avec ceux qui sont blessés et qui sont éprouvés, c’est partager leur douleur et leurs angoisses. S’il est vrai que nous ne pouvons jamais entrer pleinement dans la douleur d’une autre personne et que le plus souvent nous demeurons à l’extérieur, tels des spectateurs silencieux du tourment des autres, la compassion nous aide, dans une certaine mesure, non seulement à souffrir avec celui qui souffre, mais aussi à ressentir quelque chose de sa souffrance.
C’est la façon dont Jésus, le Bon Samaritain par excellence, a montré sa compassion: il souffrait avec et dans les personnes auxquelles il vient en aide. (« Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho », Card. Paul Poupard, une méditation priante et pratique sur cette Parabole du Bon Samaritain, 30.06.1997)

2 « La compassion ne nous laisse pas indifférents ou insensibles à la douleur de l’autre, car elle appelle la solidarité avec ceux qui souffrent. La solidarité «n’est donc pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous»(Jean Paul II, Lettre Encyclique «Sollicitudo Rei Socialis», 1987, n. 38.). Parfois, nous ressemblons étrangement au prêtre et au lévite qui virent l’homme blessé et passèrent outre, spectateurs silencieux par peur de nous impliquer et de nous salir les mains.
Nous pouvons facilement trouver des parallèles dans la culture contemporaine. Les médias visuels aujourd’hui portent directement dans nos maisons des scènes bouleversantes de guerre et de violence, de famine et de pauvreté, de maladie et de malaise, de catastrophes naturelles comme les inondations et les tremblements de terre. Nous courons le risque de nous endormir dans une culture de regard passif, sans rien faire. Au lieu d’être des acteurs, nous finissons par devenir des spectateurs oisifs. La compassion nous pousse à nous libérer de nous-mêmes pour rejoindre les autres, ceux qui ont besoin de nous. Elle nous fait sortir de la coquille confortable où nous aimons nous dissimuler et nous pousse à aimer et à servir ceux qui comptent sur notre aide.
[…] juste au moment où il [le bon Samaritain] s’arrête et s’humilie pour servir un étranger tombé aux mains des brigands, voilà qu’un prochain naît. La compassion stimulée par l’amour est «créatrice», elle crée un prochain ! «On pourrait donc parler d’un sacrement, du sacrement de l’amour: quand une personne met à la disposition de son prochain son être vivant, son cœur, sa force et ses énergies, Dieu fait en sorte que son pouvoir créatif les pénètre et c’est alors qu’apparaît le miracle de la relation avec le prochain» (Romano Guardini, Volontà e verità, Morcelliana, Brescia, 1978, p. 149).
[…] Mais il est encore une autre Personne avec qui nous entrons en communion chaque fois que nous nous tournons vers les malades et ceux qui souffrent pour les servir. Cette personne n’est nul autre que Jésus-Christ Lui-même. Il nous le dit sans demi-mot: «En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.» (Matt 25, 40). Nous aimons et nous servons le Seigneur, dans la mesure où nous aimons et servons notre prochain, celui qui a besoin de nous. En dernière analyse, c’est l’amour seul qui compte. (Card. Paul Poupard, op. cit.)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *